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Achraf Ayadi : « L’Etat finira par puiser dans sa capacité d’investissement pour payer les salaires »

Emboîtant les pas des salariés du public, ceux du privé réclament désormais une revalorisation significative de leurs rémunérations. L’échec des négociations entre les deux principaux acteurs historiques du dialogue social, le patronat de l’UTICA et la centrale syndicale l’UGTT, conduira à un inéluctable durcissement du contexte économique, déjà difficile. Plusieurs raisons à cela.

 Les chiffres sont têtus

 Tout d’abord, rappelons les faits. L’économie tunisienne vient d’enregistrer un troisième trimestre consécutif de croissance négative. Quoique les secteurs de l’agriculture et de la pêche tirent profit d’une bonne saison agricole, tous les secteurs de l’économie, mise à part l’administration publique, enregistrent une croissance négative du PIB au troisième trimestre. A -3,9% de croissance, celui des industries non manufacturières peut être qualifié de sinistré. L’indice de la production industrielle depuis avril 2015 est négatif et se situe aux alentours de -1,8% en septembre. Les investissements déclarés dans l’industrie dans les 10 premiers mois de 2015 sont de 2028 MDT soit plus de 20% inférieurs aux 10 premiers mois de 2011, année de la révolution.  De façon encore plus grave, sur la même période, les investissements déclarés dans les secteurs totalement exportateurs sont inférieurs de plus de 25%, soit 697 MDT. En clair, le secteur privé ne créé plus de richesses mais il en détruit. La seule richesse créée par l’Etat (services non marchands) est matérialisée par les salaires.

Il faut tenter de se mettre dans la peau du chef d’entreprise qui, d’un côté subit la flambée des prix des matières premières, et doit résister, d’un autre côté, à un manque d’opportunités commerciales. Dans un climat récessif, la conjugaison de l’inflation et de la baisse de la demande illustre l’engrenage dans lequel tous les tunisiens, patrons soient-ils ou ouvriers, finissent par se trouver. Dans une économie où la moitié de ce qui se vend et s’achète environ est approvisionné par le circuit informel et le commerce frontalier, comment pérenniser un investissement et préserver les emplois ?

L’Etat, ou l’exemple à ne pas suivre

Quoique la transition politique puisse justifier pas mal de défaillances, l’Etat tunisien est aux antipodes de la bonne gestion des finances publiques. Alors qu’en 2011, la masse salariale du public représentait 11,8% du PIB avec un déficit à 3,7%, elle atteindrait désormais les 14% pour un déficit estimé supérieur à 6% ! Relativement au PIB, les salaires des fonctionnaires tunisiens pèseraient donc deux fois plus en pourcentage que ceux Allemands (7,7%), bien plus que le Maroc (11%) et aussi bien que la Finlande (14,3%). L’accord entre l’Etat et la centrale syndicale de préserver la paix sociale d’ici 2017 est, de l’avis général, « un marché de dupes ». La politique manquante d’assurance et de cohérence dans la gouvernance du pays, il achète le silence du partenaire le plus à même de mobiliser la rue et de bloquer les réformes. Calcul à courte vue puisque les salaires versés, ne correspondant pas à un accroissement de la productivité réelle, contribueraient à accélérer le cycle inflationniste. Alors même que la Banque Centrale de Tunisie manque d’outils pour endiguer l’inflation, dans un contexte de Dinar faible et de fragilité de la balance des paiements, la politique budgétaire manque de lisibilité et de cohérence. Avec un quasi doublement du déficit, une dette à rembourser de plus de 5,5 Milliards de DT en 2017 et de 4,9 Milliards de DT en 2018, l’Etat finira par puiser dans sa capacité d’investissement pour payer les salaires. Il perdra alors la faculté d’être une locomotive pour la relance économique et pour tirer le secteur privé du marasme. Le service public sera dès lors en danger. C’est cet Etat faible à la feuille de route brouillonne qui a négocié et accordé des augmentations pour acheter un silence qui ne peut pas durer éternellement. C’est cet Etat qui, par cette démarche, a contraint les patrons à s’assoir à la table des négociations avec les syndicats en position asymétrique, faussant les règles du dialogue social. Et maintenant que le dialogue est rompu entre les parties prenantes et que la grève générale sonne aux portes du privé, que fait l’Etat concrètement, pour la reprise du dialogue et du travail ?

 Le blocage du dialogue social

 L’UTICA avance le chiffre de 260 Millions de DT de pertes par jour dans le secteur privé à cause des grèves. Mais quels que soient la nature des chiffres et des montants perdus par les entreprises, les questions fondamentales restent ailleurs.

D’abord, rappelons que l’essentiel du poids de la fiscalité pèse sur les salariés captifs du système de la retenue à la source et que la fraude fiscale est devenue un sport national. Les grèves sont, en partie, l’expression du ras-le-bol des travailleurs qui voient dans le système fiscal actuel une forme d’injustice à leur égard et d’indulgence à l’égard des patrons. En substance, ceci n’est pas vrai dans la mesure où il en va de la responsabilité de l’Etat de mener une réforme fiscale courageuse qui remet à plat les taux, les grilles d’application, les règles de contrôles, etc.

Ensuite, au-delà de ce prix Nobel fêté dans la discorde, il y a lieu de s’interroger sur le mélange des genres que constitue le rôle de « contrepoids politiques » du patronat et surtout du syndicat en Tunisie. Nous voici avec des gouvernements démocratiquement élus incapables de mettre en œuvre leurs promesses électorales, dans un pays où moins de 20% des actifs sont syndiqués. Il y a lieu de s’interroger sur le rôle du mouvement syndical dans une économie de facto mondialisée, presque 30 ans après la chute du mur de Berlin !

Il est certes important que les mouvements historiques qui ont contribué à la lutte pour l’indépendance de la Tunisie continuent à défendre le progrès social et à mettre la pression pour l’amélioration des conditions de travail. C’est leur rôle et ils doivent rester dans ce rôle pour que l’Etat puisse jouer sa propre partition. Leur accorder un rôle politique de faiseurs et de défaiseurs de Gouvernements est un excès, voir un désordre dont tous les tunisiens sont en train de payer le prix.

N’oublions pas que nous souffrons également de la nature même de nos patrons, de nos entreprises familiales désuètes et conservatrices. Là aussi, un peu de modernisation est nécessaire. Il faut que nos patrons arrêtent de subir les grèves et les demandes d’augmentations farfelues en faisant preuve d’anticipation. Pourquoi ne veulent-ils pas ouvrir une part du capital aux salariés ? Des augmentations de capital ciblées, dédiées aux salariés permettront de les associer à l’avenir de l’entreprise et de se sentir responsables de sa prospérité. Associer les salariés permettra aussi de lutter contre l’insuffisance de la productivité et donnera une alternative partielle aux augmentations collectives.

 La suite ? Réformer, réformer et encore réformer

Pour finir, il est attendu de l’Etat qu’il initie et réussisse des réformes clés de nature à déverrouiller les énergies : réforme fiscale, réforme de l’administration et des entreprises publiques, code des investissements, lutte contre la corruption, réduction significative de la taille de l’économie informelle, etc.

De son côté, l’UGTT pourrait saisir l’occasion de son prochain congrès pour réaliser un « aggiornamento » profond de la relation entre le bureau exécutif et les corporations sectorielles. Une réforme du dialogue social ne peut se faire sans que le vis-à-vis central du Gouvernement ne soit crédible et audible par ses propres affiliés. Les « caïds syndicaux » des secteurs de l’enseignement public ou des transports gagnent probablement la sympathie d’une partie des travailleurs qu’ils s’évertuent à défendre. Seulement, au même moment, les dommages irréversibles qu’ils causent sont en train de scier littéralement la branche sur laquelle ils sont tous assis. Au final, les secteurs où le secteur public est défaillant, finiront par péricliter et créer un appel d’air dans le privé. Ce sera la fin de l’ascenseur social, la fin de l’égalité des chances, la fin du service public gratuit et accessible à tous, la fin du rêve progressiste moteur de l’engagement syndical.

Du côté de l’UTICA, il y a trop de conservatismes, de chasses gardées, de lobbyistes autour du Gouvernement. Toute réforme est asphyxiée par les interventions des défenseurs de pré carrés en tout genre. Il faut laisser de l’espace à de nouvelles initiatives et à autre chose que cette économie de rente qui rend la fortune et la pauvreté, toutes les deux, héréditaires.

Il nous faudra du courage pour aller de l’avant car l’économie tunisienne est très malade. Il nous faut des réformes de ruptures à tous les étages. A ce que je sache, l’homéopathie n’a jamais soigné un cancer en stade avancé. Le courage nous manquerait-il pour nous soigner nous-mêmes ?

Achraf Ayadi, Expert bancaire et financier, Paris

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