AccueilLa UNELe colloque de « Perspectives » : nostalgie ou axe d’avenir ?

Le colloque de « Perspectives » : nostalgie ou axe d’avenir ?

Conçu pour raviver la mémoire des militants et susciter l’intérêt de l’opinion publique aux luttes et sacrifices consentis par cette organisation politique qui a incarné, pendant deux décennies, la Gauche tunisienne , le colloque de Perspectives /Al-Amel Tounsi , organisé du 18 au 20 décembre 2013 , a l’air de tenir ses promesses sur plusieurs aspects .

D’abord, c’étaient des retrouvailles uniques , une occasion pour les militants qui s’étaient côtoyés dans les mêmes combats , de se retrouver face à face et de s’appeler par leurs vrais noms . Il leur arrivait, avant la révolution , de se croiser , sans se connaître , la discrétion et la pudeur étant de mise . La plupart de ces militants sont sortis de la clandestinité, de la prison ou rentrés de l’exil , en 1980 , pour se faire soigner , chercher un travail ou réparer leurs vies de couple , sans se tourner vers le passé. Une militante a affirmé, lors d’une séance du colloque, que la clandestinité était encore plus dure à vivre que la torture, tant elle pesait sur les consciences .

Ensuite , le contenu du colloque était riche. Les organisateurs ont tenu à ce que l’approche soit scientifique. Et pour dresser des garde-fous qui empêchent tout glissement vers le subjectif, le colloque a été agencé en thèmes, et chaque séance scientifique présidée par un militant ou un expert . Le temps était planifié à la minute près, et les sujets délimités pour éviter toute interférence ou débordement.

Les travaux ont révélé que les militants de perspectives ont gardé quelque chose de la discipline acquise à leur jeunesse : ils étaient rigoureux dans la gestion du temps des séances qu’ils avaient présidées, assez objectifs et concis dans leurs exposés, précis et pertinents dans les interventions, lors des débats . Ce qui était redouté n’a pas eu lieu. Au contraire, ils étaient pudiques , évitant délibérément de centrer leurs propos sur la torture et le calvaire carcéral .Toutefois , ils n’ont pas ménagé le système politique qui a privé , pour cinq décennies , le peuple de sa liberté et les élites de leur droit à la parole et à la participation active à la vie publique . Ces militants sexa et septuagénaires pour la plupart, ne se sont pas déjugés , en retrouvant leur vocation première : être au service du pays et des citoyens , ne voyant en premier que l’intérêt commun .

Les Perspectivistes étaient surpris , eux qui avaient quitté ,sur la pointe des pieds , la scène publique, depuis trois décennies , de voir les autres valoriser hautement leur apport à la marche vers la démocratie et le bien-être . Le grand militant marocain du mouvement « En Avant » , Raymond Ben Haim a dit en toute humilité , lui qui a été condamné à la prison à vie sous Hassan 2 , que c’était Perspectives qui avait balisé pour les élites marocaines la route du combat pour la démocratie et la liberté .Ali Al-Kenz l’universitaire et homme de gauche algérien ,a parlé de l’Esprit Perspectives qui avait inspiré la gauche de la région et celle de son pays .L’universitaire et militante tunisienne des droits humains, Hafidha Chkir, a expliqué que, grâce aux combats de cette organisation, les défaillances de l’arsenal juridique ont été mises à nu . L’universitaire et ancien militant du mouvement étudiant tunisien, Alaya Amira Sghayer, tout comme l’italienne Sara Polli, qui prépare une thèse sur Perspectives ,ont également été généreux envers ce mouvement , mettant en valeur les sacrifices consentis et l’engagement internationaliste des Perspectivistes .

L’exposé du professeur Abdejlil Témimi , relevait plutôt de la poésie . Ayant chaleureusement sollicité les Perspectivistes, au milieu des années 1980 , à consigner leurs témoignages , il s’est vite rendu compte de ce qui fait d’eux « des hommes à part « selon son expression . « Ils étaient d’une transparence, d’une sincérité et d’un patriotisme sans égal « , dit-il sans l’ombre d’une gêne. « Ils suivaient de près les développements internationaux, et en intégraient , avec une maîtrise singulière , les éléments les plus pertinents dans leur analyse de la conjoncture nationale , et ils étaient les seuls à le faire avec dextérité « , renchérit-il . Evoquant lui aussi l’Esprit Perspectives , il lance un appel aux militants de cette organisation à préserver leur patrimoine et à donner l’occasion aux chercheurs de l’aborder de manière systématique et approfondie.

Abdelkader Zghal a établi, dans son exposé, une différence entre Héritage , commun aux perspectivistes et partagé uniquement par eux , et Patrimoine qui s’inscrit dans une dynamique globale de reconstruction de la Mémoire collective . Le Patrimoine déborde forcément le projet des Perspectivistes et ils peuvent y prendre part au même titre que les autres acteurs de la vie publique .

Rejoignant le projet de la Fondation Témimi, l’approche de Abdelkader Zghal donne tout son sens à l’initiative de l’Association Perspectives /Al-Amel Tounsi de déposer les archives de l’organisation aux Archives Nationales .

D’ailleurs, la cérémonie de dépôt des archives organisée, vendredi 20 décembre ,a révélé toute la dimension humaine et scientifique de l’initiative : Faouzi Mahfoudh, directeur de l’Institut de l’Histoire du Mouvement National, a dit en plaisantant que c’était la première fois qu’il approche les publications de cette organisation sans avoir peur , Hédi Jallab a jubilé en affirmant que les documents et témoignages sur la torture qui manquaient cruellement aux chercheurs seraient enfin disponibles . Et les participants ont vu Kamel Gaha prendre dans ses bras une partie des documents déposés pour les amener personnellement à son bureau .

La séance dédiée aux trois grands procès des Perspectivistes , ceux de 1968, de 1974 et de 1975 , a été ,contrairement aux attentes, une des plus décontractées du colloque . Le sarcasme d’Ahmed Smaoui à l’endroit des juges de l’époque , et les anecdotes qui ont accompagné l’analyse de Jilani Jeddi des ratés de l’institution sécuritaire et du système politique qui ont mis à nu la préparation bâclée de ces procès , faisaient rire , par moments ,toute l’assistance .A l’opposé , ces procès ont ouvert une nouvelle phase de la lutte pour les libertés , disent les intervenants : Ils se sont transformés en tribunes contre le régime politique , et ont donné lieu à l’émergence d’une génération d’avocats solidaires avec leurs clients , et acquis à la cause de la démocratie et des libertés .

Par quoi explique-t-on ,donc, le succès de ce colloque ? Par la richesse du contenu, disent les uns, par la diversité des angles d’analyse, disent d’autres , par la complémentarité entre l’approche rationnelle des exposés et l’émotion véhiculée par les témoignages avancés, explique un troisième groupe.

En fait , le colloque était imprégné par la fougue juvénile du Cheikh Hachmi Troudi , Mohammed Salah Fliss , Zeineb Cherni , Ammar Zemzmi et Habib Marsit , laquelle fougue était combinée au discours ailé de Dalila Mahfoudh et de Mohammed Ali Mouelhi , au style aérien de Tahar Dhifaoui . L’humour décalé de Féthi Belhaj Yahya , la verve parfois acerbe de Sadok Ben Mhénni et de Chérf Ferjani , et la critique mordante de Brahim Razgallah , Ahmed Smaoui contre le système politique en place ont également imbibé l’atmosphère du colloque .

En face, il y avait les universitaires qui sont devenus littéralement assujettis à leur objet d’étude . Les Sara Polli, Raymond Ben Haim , Abdejlil Témimi , Ali Kenz , Abdelkader Zghal et Alaya Amira Sghaier , épris , tous , de l’Esprit Perspectives, ont cherché à le mettre en valeur dans la logique de le voir jouer un rôle dans la sauvegarde d’une certaine identité de la Gauche et dans la réactivation du projet moderniste qui bat de l’aile en Tunisie et dans la région .

Si on avait à classer les attitudes des uns et des autres, celles des Perspectivistes , anciens acteurs politiques et témoins actuels , sont à mettre dans le registre de l’objectivité , de la rigueur , de la retenue et de la pudeur . La démarche des chercheurs et des universitaires serait plutôt dans celui de l’émotion et de l’affectif, et des schémas utopiques.

Cet inversement des rôles qui a surpris plus d’un militant, a dérouté les observateurs et contribué à enrichir ce colloque, en l’ouvrant sur l’horizon des récentes évolutions de la région . Mais le problème réside dans l’issue de cette initiative. Sera-t-elle uniquement rétrospective comme le veulent les Perspectivistes ou préfigure-t-elle, malgré tout, un certain avenir du pays et de la région , comme semblent l’espérer nos chercheurs ?

Qui vivra verra !

Aboussaoud Hmidi

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