Parce quils ont été douloureux, par endroits sanglants, et pour tout dire, déplorables, voire condamnables, les affrontements qui ont émaillé, lundi, la manifestation devant marquer la « Fête des martyrs » commandent que lon sy arrête et que lon en décrypte les messages, parfois subliminaux, des uns et des autres.
Au sortir dune révolution dont lun des ressorts majeurs est la rupture, fins et conclusions, avec des pratiques policières érigées en système de gouvernement, les réactions ne doivent être que vives et indignées contre ce qui est regardé comme une résurgence, pis, une survivance dexactions que lon croyait à jamais révolues. A ce titre, la société civile, les partis politiques, les journalistes et le commun des manifestants, sont dans leur droit imprescriptible de rejeter, avec la dernière énergie, les atteintes aux libertés individuelles et publiques dont sont soupçonnées les forces de sécurité. A ne point en douter, le droit de manifester en est une composante essentielle, dont le caractère sacré ne doit, en aucun cas, être battu en brèche.
Pour autant, et comme lenseigne la littérature du Droit administratif, ce droit, pour être pertinent et valablement exercé, doit être «encadré» par des textes, généralement de caractère réglementaire, qui le protègent contre toute velléité de violation et toutes les formes de transgression. Le ministère de lIntérieur, pour des considérations dordre public et pour la commodité des riverains, a jugé utile et même nécessaire de calibrer ce droit suivant les circonstances du moment, en décrétant linterdiction des manifestations sur lAvenue Habib Bourguiba, lartère emblématique et chargée de symboles, de la capitale. Peut-être, pour éviter, et il aurait raison, que ces symboles néclipsent le caractère festif de ce rassemblement.
Rentre-t-il dans ses attributions de prendre semblable décision ? Au regard des arguments de droit, la réponse est non, car il nappartient, dans le cas de lespèce, quau Maire de la capitale et au Gouverneur territorialement compétents, den décider et de décréter une mesure de cette nature. Toutefois, et au regard des arguments dopportunité, il peut être reconnu au ministère de lIntérieur la latitude lhabilitant à apprécier les risques et les désagréments qui pourrait découler dun attroupement, que ce soit sous forme de rassemblement ou de manifestation. Dautant que létat durgence, reconduit pour un mois, à compter du 1er avril 2012, a ceci de particulier quil conforte le ministère de lintérieur dans sa démarche.
Daucuns soutiennent que la décision dinterdire les manifestations, parce quelle touche le droit et la liberté de manifester, doit être prise en vertu dune loi édictée par lassemblée constituante, ce qui nest manifestement pas le cas. Dautres estiment que linterdiction de manifester, dans sa version réglementaire, doit être publiée dans le Journal officiel, et non signifiée par voie de communiqué, comme la fait le ministère de lIntérieur. Le fait est, cependant, que linterdiction, comme semble lestimer le ministère de lIntérieur, est revêtue de lautorité de la chose décidée. Des contestations ont fusé çà et là, sans amener lautorité dispensatrice de linterdiction, à lannuler ou à y surseoir, ce qui aurait, ce faisant, ouvert la voie à lorganisation de la manifestation du 9 avril. Ceci nayant pas été fait, la manifestation perd son assise réglementaire. On rappelle à cet égard, que la Tunisie était ce jour-là toujours sous le régime de létat durgence qui interdit formellement toute manifestation et attroupement.
Par-delà les arguments des uns et des autres, lessentiel a bien lair de se situer ailleurs. Autrement dit, dans les messages que ceux-ci et ceux-là cherchent à envoyer. Pour le ministère de lIntérieur, il sagit de trancher un nud gordien, celui de faire respecter, une fois pour toutes, son autorité et de prendre une décision qui soit frappée du sceau de lexemplarité, à laquelle on sera tenu de déférer. Dautant plus que, dans la question qui loccupe et le préoccupe, il existait un risque de voir les participants à la marche organisée par les chômeurs de Sidi Bouzid, se joindre et se mêler à ceux de la manifestation de la fête des martyrs. Néanmoins, il se profile à travers cette péripétie un élément quil est difficile docculter. La fonction créant lorgane, Ali Laaridh sest trouvé visiblement acculé à agir moins en militant et ci-devant victime dexactions policières quen ministre de lIntérieur, pénétré de culture sécuritaire et, disons-le, totalement acquis à la raison dEtat et de ses institutions régaliennes.
Pour les manifestants qui se recrutent, pour une large part, parmi les forces de lopposition et la société civile, le dessein de la manifestation est assurément de célébrer lépopée et les hauts faits des martyrs, non seulement du 9 avril 1938, mais tous ceux qui sont tombés sous les balles et du colonisateur et des forces de la répression, depuis lIndépendance. Mais, ce nest visiblement pas tout, car il sy est greffé des revendications et des messages destinés à ceux qui tiennent actuellement les rênes du pouvoir, singulièrement, le parti dominant, celui dEnnahdha à lendroit duquel il est formulé un composé de griefs, dont celui de lexercice presque solitaire du pouvoir nest pas le moindre. Cest assurément légitime et de bonne guerre, car telle est la règle en politique. Dautant que lopposition se trouve politiquement à court de munitions et pratiquement désarmée, dans lhémicycle de lassemblée constituante, pour faire entendre raison aux élus du parti islamiste, et dans une moindre mesure , à leurs partenaires de la troïka, sagissant des grands dossiers politiques , économiques et sociaux. Dautant plus encore que lopposition, dans pareille architecture, a toutes les raisons de soffusquer de devoir faire figure de bloc nayant pas prise sur les événements, ni de voix au chapitre, en quelque sorte.
Cette « voix au chapitre », lopposition et un large segment de la société civile pensent se la réapproprier à la faveur de la manifestation du 9 avril, en disant son fait au ministre de lIntérieur, et à travers lui, le gouvernement, et en engageant ce dernier sur la voie dune démocratie participative où est tenu impérativement compte de toutes les expressions politiques, et dabord celles qui ne partagent pas la ligne de léquipe au pouvoir. Cela ne doit en aucun, à notre avis, dispenser lopposition et toute la société civile, de respecter les règles et les lois, quand bien même estimeraient-elles quelles sont injustes et arbitraires. La citoyenneté ne commence-t-elle pas par lapplication des lois ? Que cherchaient les manifestants, en défiant si ouvertement la loi ?
Une démarche qui sest cependant soldée par une réponse sécuritaire bien au-delà ce qui est la norme, comme lattestent des témoignages concordants et accablants pour les forces de lordre. Celles-ci auraient pourchassé les manifestations au-delà de la ligne rouge de lAvenue Bourguiba et lon se demande pourquoi ? Cette même police aurait été «secondée», plus est, selon les mêmes témoignages, par des éléments que lon dit appartenant à des milices. Quand bien même, ces éléments habillés en civil, appartiendraient au corps de la sûreté, naurait-il pas fallu quils soient aisément identifiables par les manifestants ? Cela naurait-il pas évité les accusations de «milices » ? Un précédent en tous cas fâcheux et appelle, sil est avéré, une réponse vigoureuse et définitive, mais encore et surtout des sanctions exemplaires, car, enfin, une police républicaine, na nullement vocation à sessayer à de pareils exercices, ni à dévier des missions de sauvegarde de lordre public et de proximité. Une police se doit, avant tout, dêtre policée, c’est-à-dire, respectueuse des règles de civilité, de lintégrité physique et morale de ceux à qui elle a affaire et dune retenue de tous les instants, ce qui nexclut pas, le cas échéant, la rigueur.
Il reste que tous les agissements signalés, lors de cette manifestation, quils émanent des manifestants ou des forces de sécurité, doivent être tirés au clair, et ce dans le cadre dune enquête indépendante, dont les conclusions seront opposables aux uns et aux autres.
Mohamed Lahmar