Sans surprise, le président de la République, Kais Saied, convoquant un Conseil des ministres dédié presqu’exclusivement à des annonces, dont apparemment lui seul avait le secret, a signalé, jeudi, avoir promulgué une loi électorale que l’on soupçonnait déjà de passer les partis politiques au compte de pertes et profits.
Quelques heures plus tard, la loi y afférente (en fait le décret-loi) était publiée au Journal officiel en tant que Loi de la République, sans avoir emprunté les canaux et la trajectoire qui en font une, ni fait l’objet de consultations, si informelles soient-elles, avec les intéressés, citoyens, juristes, activistes de la société civile…). Autant observer que même les formes n’ont pas été mises, suggérant que le chef de l’Etat ne daignerait pas s’en embarrasser, pas plus qu’en convoquant les électeurs pour élire, le 17 décembre 2022, un Parlement sous la dénomination d’Assemblée des Représentants du Peuple, une survivance de la Constitution de 2014, mais une Représentation nationale amputée de 56 députés pour n’en compter que 166 , en lieu et place de feue ARP, avec de surcroît , 155 circonscriptions électorales.
Une configuration toute désignée pour donner le coup de grâce au système politique enfantée par la Constitution de 2014 où les partis faisaient la pluie et le beau temps, et avaient les coudées franches pour faire et défaire lois, chefs de gouvernement, ministres, et au besoin président de la République, un sort auquel semble avoir échappé miraculeusement Kais Saied .
Et pour conjurer semblable fatum, le locataire de Carthage a imaginé une architecture juridico-constitutionnelle qui l’éloignerait pour longtemps des tourments de devoir composer avec un pouvoir législatif tel qu’il fonctionnait avant le 25 juillet 2021, pour lui substituer une Chambre élue et composée autrement, c’est-à-dire selon un autre mode scrutin, appelé scrutin uninominal majoritaire à deux tours , qui, affirme Kais Saied, « permettra au peuple d’exprimer librement sa volonté et de choisir souverainement la personne qui lui sied dans le cadre d’une circonscription électorale restreinte, tout en lui accordant la possibilité de retirer le mandat de cette personne au cours de la législature ».
Le pour et le contre
Certes , on pourrait concéder au président de la République que son choix a vocation à instaurer et favoriser un rapport direct entre les membres de la législature et les citoyens de la circonscription, le système étant confidentiel et le plus simple pour l’électeur dont le vote n’est pas transférable, ni influencé par les partis. Certes aussi, est élu le candidat qui reçoit le plus grand nombre de votes, et on ne demande pas aux électeurs de choisir dans une longue liste de candidats ou d’agir selon des préférences qu’ils n’ont peut-être pas. Certes encore, le système retenu permet aux électeurs de choisir directement le gouvernement sans être sujets aux magouilles politiques qui peuvent survenir lorsqu’un grand nombre de partis sont élus au Parlement. Certes enfin, il est plus difficile pour les petits partis de proliférer, ce qui rendrait la formation d’un gouvernement stable difficile, comme ce faut le cas sous la Constitution de 2014.
Toutefois, on n’est pas en droit de s’attendre à obtenir de ce système une Représentation nationale qui reflète toutes les nuances d’opinions exprimées lors de l’élection, d’autant moins qu’il ne porte pas nécessairement au pouvoir un gouvernement soutenu par la majorité des électeurs.
Au demeurant, le système uninominal majoritaire est un système à un seul gagnant qui peut ramener la représentation au sein du Parlement à une opinion très minoritaire et, avec l’avantage donné au gagnant, peut cultiver de grands écarts et différences entre les nombres de représentants élus avec seulement une faible différence dans le nombre de votes obtenus.
Aussi est-il absolument nécessaire que les opinions minoritaires soient représentées à tous les niveaux dans une assemblée législative limitée, et la question vaut d’être posée s’agissant d’une absence de représentation pour ces opinions minoritaires qui risque de priver des minorités de leurs droits démocratiques.
L’ « anti-partisme » viscéral de Saied
Ce que le président de la République, Kais Saied , serait en peine de dissimuler dans ce montage juridique tient aux ressorts d’un évident « anti-partisme » qui domine sa pensée juridique et sa philosophie du pouvoir. Cet « anti-partisme », qui est propre aux théories de la souveraineté populaire considère généralement que les partis agissent comme des factions qui séparent les citoyens du pouvoir politique en détenant un monopole radical sur la représentation démocratique.
Les tenants de cette thèse pensent que même si l’objectif des partis est de favoriser la participation citoyenne et la coordination d’intérêts sociaux au sein de l’État, leur comportement effectif amène une confiscation du pouvoir qui empêche les individus d’exercer leur citoyenneté, témoignant ainsi de leur contre-productivité.
En promulguant cette nouvelle législation électorale, qui emprunte beaucoup à la fameuse loi d’airain de l’oligarchie, Kais Saied ne s’affranchit guère de l’esprit de suite qui est le sien depuis le 25 juillet 2021, va de l’avant dans la trajectoire qui lui attire les foudres d’un plus large éventail des expressions et forces politiques à l’intérieur du pays, mais aussi et surtout lui vaut une accumulation de griefs régulièrement et sans doute plus fortement formulés à l’endroit de ses faits, gestes et propos, au sein des chancelleries diplomatiques autant qu’auprès des puissances qui comptent dans l’ordre politique et économique mondial, et d’abord l’Administration américaine.