Au milieu de voix indépendantes et d’autres plus concernées, réclamant, depuis des années, une restructuration en profondeur du secteur de la boulangerie en Tunisie, à la lumière des nouveaux développements à l’échelle nationale et internationale, les quelque 2500 boulangers tunisiens, regroupés sous la houlette de la Chambre syndicale des boulangers de l’UTICA, ont décidé d’observer une grève, ce mercredi 7 décembre.
C’est le nième préavis de débrayage tantôt accompli tantôt reporté, enregistré depuis 2011. Le dernier en date remonte à octobre dernier lorsque la grève en elle-même a été annulée à la dernière seconde après la conclusion d’un accord entre la Chambre et le ministère du Commerce. Objet du litige : un retard de 14 mois dans le versement de la compensation due au titre des subventions de la farine utilisée pour fabriquer du pain et dont le montant atteint 250 millions dinars, soit, d’après la Chambre, la somme de 100 mille dinars pour chaque boulanger.
Les boulangeries exploitées par les boulangers relevant de la Chambre sont de deux types : les boulangeries de type « A », au nombre de 1100, qui fabriquent et commercialisent le gros pain de 400grammes vendu à 0,240 D (contre un prix de revient de 0,500 D). Ces boulangeries sont approvisionnées en farine subventionnée au prix de 10 dinars le sac et les boulangeries de type « C » (environ 600 boulangeries), spécialisées dans le petit pain ou baguette qui pèse 220g et vendu à 0,190 D alors que le prix de revient est de 0,315 D. Les boulangeries de type « C » sont approvisionnés en farine subventionnée au prix de 21,600D le quintal.
A l’occasion de l’annulation de la grève du mois d’octobre dernier, il a été convenu que le gouvernement verse les arriérés de 4 mois en deux étapes, la première le 1er novembre.
Cependant, le problème du pain en Tunisie est beaucoup plus complexe.
Production à deux vitesses
En Tunisie, le pain est un article stratégique. Le citoyen tunisien consomme entre 55 et 70 kg de pain par ans, tandis que la production s’élève à 7 millions d’unités par jour (entre petit pain ou baguette pesant 220 grammes et gros pain pesant 400 gr), nécessitant 6 millions de quintaux de farine par an.
Or, ce qui a valu à la Tunisie d’être unique au monde en matière de disponibilité du pain à un prix quasi modique, grâce au système de subvention de la farine, est devenu, avec le temps, une situation ingérable , aggravée par l’apparition, il y a quelques années, d’un nouveau type de boulangeries indépendantes du système des subventions de la farine, sous le nom de boulangeries modernes parce qu’elles utilisent de la farine non subventionnée. Mais, alors que les boulangeries classiques vendent le petit pain à 190 millimes l’unité et le gros pain à 240 millimes, les boulangeries modernes vendent le petit pain ou baguette au prix de 250 millimes l’unité et il ne pèse que 150 grammes. Ces boulangeries modernes sont regroupées au sein d’un groupement relevant de l’autre organisation patronale tunisienne, la Confédération nationale des entreprises citoyennes (CONECT). Pour la chambre syndicale des boulangers, ces nouvelles boulangeries sont « anarchiques », ne disposant pas de cartes professionnelles délivrées par la Chambre, et fabriquant diverses variétés de pain vendues à des prix aléatoires et élevés, outre la baguette de 150 grammes, vendue à 250 millimes.
Il y a une cinquantaine d’années le gros pain subventionné pesait 1 kg et le petit 0,5 kg.
D’ailleurs, mécontents eux aussi de leur situation, les boulangers du Groupement professionnel Industrie de la Boulangerie et de la Pâtisserie, relevant de la Confédération des Entreprises citoyennes de Tunisie (Conect) avaient organisé un rassemblement de protestation en décembre 2021, devant le Palais du gouvernement, « en raison des pressions exercées par le ministère du Commerce et du développement des exportations sur les propriétaires des boulangeries modernes à travers notamment l’augmentation du prix de la farine de 512 dinars à 700 dinars les 100 kg, sachant que cette farine est destinée à la préparation des gâteaux ».
Réorganisation
Déjà, en 2021, face à ce chaos, l’enseignant universitaire et chroniqueur connu, Ridha Bergaoui, a plaidé pour une réorganisation du secteur de la boulangerie, notant que les textes de lois qui le régissent remontent aux années 1970. « Il faut réorganiser et restructurer le secteur de la boulangerie et réviser les textes qui le régissent, écrivait-il. Il faut mettre de l’ordre dans cette jungle de boulangeries (certaines officielles qui reçoivent de la farine subventionnée, d’autres officielles mais ne reçoivent pas de subventions, des boulangeries informelles ou anarchiques, les boutiques qui fabriquent et vendent du pain tabouna et chapati, les vendeurs ambulants de pain…). Pour plus de transparence, il faut revoir la réglementation en ce qui concerne le poids du pain, les prix et également les aspects sanitaires (de fabrication, transport et manipulation du pain) qui laissent souvent à désirer. Il faut contrôler et ne pas hésiter à sanctionner sévèrement les contrevenants s’agissant d’un secteur stratégique et sensible. Il est urgent de résoudre le problème de la subvention de la farine (dans le cadre d’une révision globale du système de compensation pour l’orienter exclusivement à ceux qui la méritent). Revoir également le montant des subventions accordées aux boulangeries en tenant compte de l’augmentation des intrants dans le coût de production (énergie, main d’œuvre, électricité, eau…) ».
Justement, le prix faible du pain, associé à une qualité moyenne, ont favorisé le gaspillage du pain par les Tunisiens.
Selon l’Institut National de la Consommation, les Tunisiens jettent environ 900 mille pains par jour sur les quelques 7 millions de pains produits (soit 13% environ).
Ridha Bargaoui note que « ce pain gaspillé représente 100 millions de dinars de pertes/an. C’est une perte importante pour la collectivité puisqu’il est d’une part, fabriqué à partir du blé tendre, dont la plus grande partie est importée par des devises, et d’autre part, du fait que la farine utilisée est subventionnée ». Il préconise l’interdiction de la vente du pain chez les épiciers pour des considérations d’hygiène.
Qualité
Or, ce gaspillage peut être maîtrisé, autrement. La Tunisie peut se prévaloir à juste titre de la disponibilité du pain à des prix imbattables partout ailleurs, mais la qualité doit être améliorée selon les spécialistes.
Le pain tunisien est bon tant qu’il est chaud mais froid, il se conserve très mal, de sorte que ces spécialistes préconisent un effort particulier en vue de parvenir à la fabrication d’un pain de meilleure qualité, propre à être conservé, pour le bonheur du consommateur et pour la réduction du gaspillage. Maintenant, dans les pays développés, notamment, on peut conserver le pain par congélation chez soi, pour plusieurs jours et même pour plusieurs mois, grâce à la bonne qualité de la matière première et du savoir-faire des professionnels.
En 2017, la Tunisie avait pourtant remporté la coupe d’Afrique de boulangerie.
S.B.H