C’est souvent à tort que l’on parle, s’agissant de la Tunisie, de politique agricole. Selon l’experte en développement agricole auprès de l’Organisation des Nations unies, la politique tunisienne en la matière manque à poser un diagnostic des contraintes du secteur agricole, et à définir les priorités et les interventions à mettre en place sur le court, moyen et long terme.
Dans une interview accordée à la journaliste Imen Gharb de l’agence d’information officielle tunisienne TAP, elle préconise la rationalisation des ressources naturelles, humaines et financières, et de mettre en place des conditions pour une activité durable et viable, créatrice d’emplois.
Comment évaluez-vous la santé du secteur agricole tunisien ?
Affirmer que le secteur agricole ne se porte pas bien, est un euphémisme. En atteste les mouvements de contestation récents des agriculteurs ayant soulevé des enjeux cruciaux pour le devenir du secteur (organisation des filières, système de prix de produits stratégiques, tels que le blé, le lait ou la viande, prix de revient des produits agricoles, accès au foncier, coût de l’eau …).
Or, il existe une erreur flagrante de paradigme dans les analyses économiques menées, étant donné que les secteurs à base immatérielle, ont pris le pas sur les secteurs à base matérielle comme l’agriculture. La richesse des nations ne se crée qu’à partir d’une base matérielle, gérée, exploitée et valorisée : il ne peut y avoir de secteur financier, de secteur bancaire, ou même d’industrie ou de services, s’il n’y a pas création d’une richesse primaire qui passe obligatoirement, par la production, y compris agricole. Sinon, l’économie finit par ressembler à une bulle, reposant sur des mécanismes et des phénomènes, difficilement intelligibles, non palpables et de surcroît non maîtrisables, pouvant mener à des crises successives et à la banqueroute.
L’inflation galopante ainsi que la dévaluation continue du dinar tunisien, sont les symptômes d’un système économique, non suffisamment productif et qui s’essouffle. Ainsi, les situations de rente et la spéculation excessives, vont jusqu’à distordre les règles du marché.
La Tunisie a-t-elle, une véritable politique agricole ?
Il existe en Tunisie, nombre de documents de stratégie recommandent des interventions à mettre en œuvre dans les sous-secteurs de l’agriculture, mais, il n’existe pas de véritable politique agricole intégrée, posant un diagnostic des contraintes du secteur agricole, définissant des priorités et les interventions à mettre en place sur le court, moyen et long termes.
Au-delà de l’absence de politique agricole, la gouvernance et la gestion du secteur posent problème.
La gestion du secteur agricole a depuis toujours, été celle de la gestion séparée de sous-secteurs (production végétale, production animale, ressources en eau…), ce qui a engendré un cloisonnement extrême et une absence de hiérarchisation des contraintes. Cela aboutit souvent, à des décisions contradictoires ou à des non décisions, qui ne servent ni la croissance du secteur, ni les acteurs qui y opèrent.
Enfin, la coordination encore balbutiante entre les départements ministériels dont les plus importants sont les ministères de l’Agriculture, du Commerce et des Domaines de l’Etat et des Affaires Foncières, pénalise la performance du secteur agricole. Le pays s’est attelé à développer la filière lait depuis 1990, ce qui a abouti à l’autosuffisance et même à l’exportation de ce produit : la coordination imparfaite entre les deux départements du Commerce et de l’Agriculture, remettent en question des acquis et des efforts dispensés depuis plus de 3 décennies.
De même, il existe un réservoir de terres domaniales non utilisé, dont l’exploitation et l’attribution sous forme de baux de longue durée, contribueraient à l’installation de jeunes, à la création d’emplois et d’une dynamique de développement local.
Quelle vision avez-vous de ce que doit-être une politique agricole ?
Il faut d’abord, mettre en place des conditions de vie attractives pour que les producteurs/femmes et jeunes qui habitent en milieu rural, continuent à œuvrer dans l’agriculture et dans les zones rurales et acceptent de continuer à rendre service à la nation.
Une politique agricole doit avoir objectif de rationnaliser l’utilisation des ressources naturelles, humaines et financières, dans le but d’assurer un niveau de souveraineté alimentaire au pays mais aussi, de servir l’intérêt des acteurs innombrables engagés dans le secteur et de mettre en place des conditions pour une activité durable et viable, créatrice d’emplois.
Il s’agit de lever les contraintes auxquelles sont confrontés les sous-secteurs de la gestion de l’eau dans un contexte de changement climatique, des filières lait et viande ou des cultures maraîchères et arboricoles, de la filière céréalière et de l’approvisionnement en intrants, de l’approvisionnement en aliments de bétail. L’objectif étant de protéger notre capital animal et naturel et les moyens de subsistance de nombre d’acteurs engagés dans les filières de manière équitable et équilibrée.
Il est aussi, impératif de développer des produits financiers adaptés aux filières et même à chacun des segments des filières. Ces produits financiers seraient déployés par le biais des banques ou institutions de micro-finance dans toutes les régions du pays, sous la forme d’un service de proximité aux agriculteurs.
Il y a également, nécessité de mettre en place un système de prix attractifs et de définir le degré d’engagement de l’Etat, dans la protection des filières stratégiques. Deux éléments clés déterminent le développement des filières.
Tout d’abord, la structuration d’organisations de producteurs de manière ascendante, partant des organisations de la base pour arriver à des organisations régionales et nationales. Des organisations de producteurs fortes auront le pouvoir de négocier pour défendre les intérêts de leurs membres au sein de la filière et avec les autres parties prenantes impliquées dans le secteur. Une telle structuration des organisations ne sera possible que dans le cas où les producteurs voient un intérêt à y adhérer et réalisent que les services proposés répondent à leurs besoins.
Ensuite, la création de plateformes de dialogue avec les autorités, intégrant les acteurs engagés dans la filière est essentielle, pour que des consultations régulières soient entreprises, à propos des prix à la production, des prix à la commercialisation et des contraintes existantes au niveau de chaque segment de la filière.
Stratégiquement, il est clair qu’il existe trois étapes de déploiement d’une nouvelle vision du secteur agricole, à court, moyen et long termes.
Le court terme concerne les actions urgentes à mener comme le rétablissement d’un système de prix attractif, pour les producteurs de lait ou la levée du goulet d’étranglement relatif à la commercialisation des fruits ou produits maraîchers ou la maintenance des réseaux d’irrigation dans les périmètres irrigués.
Le moyen terme concerne les actions ou les interventions à conduire pour optimiser l’utilisation des ressources comme par exemple la reconsidération des systèmes de gestion de l’eau et de leur organisation dans les périmètres déjà existants.
Les actions de long terme concernent davantage l’accès au foncier et le chantier de réformes à mener dans le domaine des droits sur le foncier et sur les ressources naturelles: à titre d’exemple, un accès légal au foncier (titres fonciers), constitue une condition sine qua non du développement agricole, car il permettant d’accéder au crédit, moteur de l’investissement dans le secteur.
TAP