Alea jacta est, ce fatal cri de désespoir poussé par Jules César avant le passage du fleuve Rubicon pour signifier que les dés sont jetés, nombre de Tunisiens peuvent le faire leur, ne doutant pas de la trajectoire empruntée par le projet de Constitution vers un référendum qui lui confèrerait le statut de Loi fondamentale de la République.
Le constitutionnaliste Amine Mahfoudh, qui a associé son nom à cette entreprise, n’en fait pas partie, attaché qu’il semble l’être à l’espoir que Kais Saied se raviserait et se déciderait à revoir sa copie, mais connaissant sa légendaire ténacité, il restera à ceux qui y croient encore de faire contre mauvaise fortune bon cœur.
Son alter égo et néanmoins coordinateur-président de la Commission nationale consultative pour une nouvelle République, Sadok Belaid, a choisi, lui, de claquer impétueusement la porte, et, probablement de couper les ponts avec le chef de l’Etat, ne se retenant point de lui dire son fait, voire de l’accuser de « paver la voie vers un régime dictatorial ».
A la réflexion et à bien y regarder, il loge dans le projet de Constitution livré par Kais Saied assez d’éléments et d’indices pour se convaincre que le Doyen Belaid n’a pas tout à fait tort. Et d’autant moins que, par-delà les élucubrations qui peuplent le texte paru au Journal Officiel, son auteur y a disséminé çà et là les fragments d’une vulgate qu’il s’est échiné à construire, apparemment, depuis de longues années, et qu’il a pris sur lui de coucher sur ce parchemin de constitution.
La pierre angulaire de cette construction a été posée dans l’article 5 de du projet de la Constitution qui fera date et école. Il stipule que « la Tunisie fait partie intégrante de la Oumma islamique, et il appartient à l’Etat et à lui seul d’œuvrer à la réalisation des finalités de l’Islam véridique dans la préservation de l’esprit, de l’honneur, de la propriété, de la religion et de la liberté ». On ne peut pas ne pas y voir une parodie des finalités générales de la Charia pour les êtres humains qui sont au nombre de cinq, et qui ont vocation à leur préserver leur religion, leur vie, leur raison, leur filiation, et leur propriété.
Mais si on ajoute à ces 5 finalités la restriction mentionnée par l’article 55 relatif aux droits et libertés dont l’exercice ne peut être limité que par des exigences tenant à la défense nationale, à la sécurité générale, à la santé publique, à la sauvegarde des droits d’autrui et surtout, notons-le bien, aux mœurs publiques », on aura à en découdre avec une notion à ce point élastique qu’elle ouvre grandes les portes des interprétations, et partant des abus.
Au demeurant, tous les pays qui ont eu, par le passé et sans doute par les temps qui courent, à adopter pareille disposition, ont, d’une façon ou d’un autre, recours à un bras séculier , généralement sous la forme d’escouades dédiées à la promotion de la vertu et la prévention du vice. Une organisation dont on trouve le pendant en Iran.
Un précédent fâcheux
Beau coup a été dit sur la propension de Kais Saied à l’exercice solitaire du pouvoir, et il en a administré la preuve au cours des onze derniers mois en légiférant à coups d’ordonnances, de décrets lois et de décrets, sans en référer à la Constitution , frappée de suspension, en fait d’atrophie. En s’offrant une Constitution de la même veine et en engageant le pays dans une énième République, dans le cas de l’espèce, la troisième du nom, Kais Saied ouvre très probablement la boîte de Pandore où ses successeurs seraient enclins à s’engouffrer avec la même aisance que celle que l’actuel chef de l’Etat a mise pour détricoter les institutions et les instances de l’Etat . Les Tunisiens auront, alors droit à autant de Constitutions et de Républiques que de présidents. Qu’en serait-il, ce faisant, de la stabilité constitutionnelle ?
Un creuset de turpitudes !
Des craintes couvent aussi en rapport avec le bicamérisme qui sera instauré avec un Parlement à deux chambres, l’une plus nantie que l’autre en pouvoirs et prérogatives, bannissant toute forme de cohabitation où même de coexistence, dès lors que la nouvelle-venue, l’Assemblée nationale des Régions et des Districts, a d’ores et déjà toutes faveurs du président de la République, au motif présumé qu’elle sera la pièce maîtresse de sa « construction démocratique par la base ».
Mais l’aléa le plus sérieux qui pèse sur la prochaine architecture constitutionnelle et du pouvoir de la Tunisie est celui qui est tapi dans les « Dispositions Transitoires » avec cette bizarrerie véhiculée par l’article 139 qui dispose que « la Constitution entre en vigueur à partir de la date de la proclamation des résultats du Référendum par l’Instance Supérieure Indépendante des Elections ». De quels résultats parle-t-on, et si le non l’emportait ?
Les « Dispositions Transitoires » expédiées par le projet de la Constitution en quatre brefs articles, doivent être regardées dès maintenant comme le creuset de toutes les turpitudes à venir, et faut-il le craindre, de tous les écueils qui lesteront encore plus la vie politique, économique et sociale du pays, au travers la vaste gamme des lois qui ne manqueront pas d’être votées par un Parlement dont on prévoit à l’avance qu’il sera acquis à la docilité et à la bienveillance.