Début décembre courant, des habitants originaires des zones frontalières Ouled Marzoug et Oulad Farah de la délégation Majel Bel Abbès dans le gouvernorat de Kasserine ont pris d’assaut le siège de la société de gazoducs «Sergaz». Ils y ont tenu sit-in pour appuyer des revendications exigeant de l’emploi pour les diplômés de l’enseignement supérieur et des projets de développement pour la région, suscitant l’intervention d’unités de l’Armée et de de la Garde nationale.
Une réponse peu commune dans ce genre de protestations sociales qui donne la mesure et souligne l’importance des enjeux qui s’attachent au gazoduc et à la station de compression de gaz naturel cogérés par l’Algérie et l’Italie. A un point tel qu’un diplomate arabe a évoqué ce qu’il a décrit comme une pression « énorme » exercée sur la Tunisie par l’Italie et l’Algérie concernant la protection de ce gazoduc algérien vers l’Italie, qui passe par la Tunisie.
S’exprimant sous couvert de l’anonymat dans une déclaration au site « The Arab Weekly », il a expliqué que les protestations sociales croissantes dans le pays ont accentué la pression exercée sur le chef du gouvernement tunisien, Hichem Mechichi. Le même diplomate a estimé que ce développement « donnait des frayeurs » aux autorités italiennes et « suscitait des inquiétudes » à Alger. La SERGAZ est chargée de veiller au bon fonctionnement de la partie passant par le territoire tunisien du gazoduc transportant le gaz naturel algérien vers l’Italie. L’interruption des opérations de débit et de pompage causerait un grand préjudice à l’économie algérienne et aurait de graves répercussions sur la capacité de l’Italie à faire face au froid hivernal. L’entreprise dessert la partie transtunisienne du gazoduc appartenant au géant italien de l’énergie Eni. Le gazoduc est long de 1 200 kilomètres dont 600 km en Algérie, 370 km en Tunisie et 155 km en Méditerranée, reliant la Tunisie à l’île italienne de Sicile.
Un gazoduc qui alimente aussi l’Europe
Le gazoduc transporte environ 34 milliards de mètres cubes de gaz algérien par an vers l’Italie. Il constitue l’une des principales sources d’approvisionnement en énergie de l’Italie et contribue à diversifier les sources d’approvisionnement non seulement du marché italien, mais aussi de l’Europe, d’autant plus que le gazoduc s’étend désormais jusqu’en Slovénie. Autant dire que SERGAZ joue un rôle crucial dans toute la chaîne en assurant les opérations de pompage sur le territoire tunisien.
Selon la source diplomatique, l’Eni, propriétaire du gazoduc, « a mobilisé ses relations en Italie et en Algérie pour faire pression sur le gouvernement Mechichi afin qu’il assure une protection adéquate des installations du gazoduc, et, surtout, empêcher les manifestants d’en prendre le contrôle, dans un scénario de répétition des manifestations d’El-Kamour dans le sud de la Tunisie ».
L’Eni est considérée en Italie non seulement comme un géant de l’énergie, mais aussi comme un élément de la politique étrangère et des services de renseignement de Rome, ce qui en fait l’un des grands cercles de pression ayant un impact sur tous les gouvernements italiens.
Jeudi dernier, le ministère tunisien de la Défense a annoncé que des unités militaires ont dû tirer des coups de semonce en l’air pour disperser les manifestants devant le siège de la station de compression de SERGAZ dans la région de Majel Bel-Abbas du gouvernorat de Kasserine. La déclaration du ministère indique que la ville d’Aouled Marzoug, dans la région de Bel-Abbas, a été le théâtre de manifestations menées sur fond de revendications sociales qui se sont ensuite transformées en une tentative d’assaut des bâtiments de l’entreprise. Les manifestants se sont alors mis à lancer des pierres et des cocktails Molotov, blessant quatre soldats et forçant l’un d’entre eux à tirer en l’air pour disperser les manifestants.
Des pressions à la mesure des enjeux
Immédiatement après ces événements, le chef du gouvernement Mechichi a reçu un appel téléphonique de son homologue italien Giuseppe Conte pour discuter des relations bilatérales entre les deux pays. La Primature tunisienne a déclaré que Conte « a exprimé sa profonde satisfaction quant au niveau de coopération entre les deux pays dans tous les domaines, d’autant plus que l’Italie est le premier investisseur dans le domaine de l’énergie » en Tunisie. Le premier ministre italien a réaffirmé la volonté de son pays de doubler ses investissements dans les domaines de l’énergie et des énergies renouvelables en Tunisie, une confirmation que les observateurs ont liée aux événements de Majel Bel-Abbas qui reflète la pression exercée sur le gouvernement tunisien par le biais d’outils diplomatiques et en brandissant la carotte de l’augmentation des investissements.
Le chercheur politique tunisien Hichem Hajji n’a pas exclu que de telles pressions soient utilisées, déclarant à The Arab Weekly : « Il n’est pas possible de parler du contexte actuel des relations tuniso-italiennes sans évoquer l’importance du rôle que l’Italie joue en Tunisie depuis des décennies en raison de son statut de voisin et l’impact de ce qui se passe à l’intérieur de la Tunisie sur la sécurité nationale de l’Italie ».
Il a estimé que ces relations sont actuellement dominées par « une grande tension sans précédent due aux craintes italiennes concernant l’incapacité de la Tunisie à protéger les intérêts stratégiques italiens, en particulier le gazoduc transtunisien ».
Il a également souligné que « l’interruption de l’opération de pompage du gaz algérien vers l’Italie représente une menace stratégique pour l’économie italienne et sa stabilité sociale, en particulier avec l’arrivée de la saison hivernale et le besoin de chauffage dans les foyers ». L’Italie s’efforcera donc de protéger le flux de gaz naturel algérien à travers la Tunisie par tous les moyens et de toutes les manières ».
Suite à l’appel téléphonique de Conte, les autorités tunisiennes ont renforcé la protection militaire de la station de pompage de SERGAZ à Majel Bel-Abbas, alors que les autorités algériennes ont également indiqué qu’elles avaient déployé environ 35 000 officiers et soldats à leurs frontières avec la Tunisie, avec un grand nombre de troupes dédiées à la protection du gazoduc.