La Tunisie a atteint le stade où la plus grande menace pour la stabilité ne tient plus aux rivalités politiques autour de l’identité religieuse, mais aux aspirations sociales et économiques inabouties et sans lendemain. Un constant qui tombe comme un couperet alors que les grèves et les prochaines élections suscitent de la tension dans la société et la politique dans le pays, rendant plus difficile la résolution des divisions socio-économiques qui ont conduit à la révolution de 2011 et qui affligent encore le pays, estime le Conseil européen des relations internationales (ECFR).
Le think tank européen indique que la grève du 17 janvier s’inscrit dans le contexte des problèmes économiques persistants dans le pays où les gouvernements qui se sont succédé depuis la révolution n’ont pas été en mesure d’améliorer la situation, plus particulièrement la situation macroéconomique, au point que le Fonds monétaire international a exigé en contrepartie de son prêt de 2,9 milliards de dollars la révision du système de perception des impôts et demandé au gouvernement de laisser le Dinar se déprécier. Le FMI fait valoir qu’il a jusqu’à présent été assez flexible pour poser des coupes dans les dépenses publiques, mais il intensifie maintenant sa pression sur les autorités tunisiennes.
Une anomalie de la scène politique
L’UGTT occupe une place inhabituelle dans la politique tunisienne, à la fois en tant que syndicat et en tant que mouvement quasi politique, note le centre de recherche européen ECFR dont une délégation avait rencontré, en décembre dernier, des dirigeants de l’UGTT qui lui ont « ouvertement parlé de leur opposition au gouvernement, car ils ne partageaient pas sa vision politique ». Le fait que la position anti-austérité de l’UGTT soit peu représentée parmi les élus est une anomalie de la scène politique tunisienne: les plus grands groupes politiques (le parti islamiste Ennahdha et divers représentants du parti laïco-moderniste Nidaa Tounes) ont soutenu l’accord du FMI. On a spéculé sur le fait que l’UGTT pourrait s’appuyer sur son positionnement ouvertement politique en créant une aile politique ou en soutenant des candidats aux prochaines élections, souligne le Conseil européen des affaires internationales.
Certains dirigeants politiques reprochent à l’UGTT d’exercer un droit de veto sur les politiques publiques allant au-delà des questions classiques des relations de travail. Aux yeux de ces politiciens, les revendications de l’UGTT sont périphériques par rapport à certains des problèmes économiques les plus fondamentaux de la Tunisie. Il est de plus en plus admis que le chômage et la prolifération des emplois dans le secteur gris sont liés à des biais structurels dans l’économie qui favorisent systématiquement un petit groupe d’entreprises liées au monde politique, estime l’ECFR. Les mesures susceptibles de résoudre ce problème doivent inclure un accès accru au crédit pour les entrepreneurs potentiels, l’évolution des réglementations et des pratiques dans les secteurs public et bancaire qui sont destinées une élite restreinte et la réduction de la corruption. Selon les Tunisiens, la corruption n’a pas été réduite mais seulement « démocratisée » depuis la révolution. Des investissements dans des infrastructures desservant des régions défavorisées du pays pourraient également contribuer à une croissance inclusive.
Une politique de plus en plus conflictuelle
La classe politique a à peine commencé à travailler sur ces questions au cours des huit dernières années. Il est également improbable que des progrès considérables soient attendus au cours des 12 prochains mois, alors que la Tunisie se prépare à la tenue d’élections législatives et présidentielles avant la fin de 2019. La politique du pays est de plus en plus conflictuelle. Le consensus entre Ennahdha et Nidaâ Tounès s’est traduit par une accalmie politique aux dépens de réformes importantes: le duopole confortable est devenu le gardien du statu quo, sans se heurter à une forte opposition.
Le dilemme de Chahed
Ces derniers mois, cet arrangement a échoué. Nidaa Tounes s’est fracturée à la suite des tensions qui ont éclaté entre le président tunisien Beji Caid Essebsi, le fondateur du parti et le chef du gouvernement, Youssef Chahed. Libéré de Nidaa Tounes, Chahed cherche maintenant à créer son propre parti. Le soutien constant d’Ennahda au gouvernement de Chahed a à son tour conduit à l’échec de son consensus avec Nidaa. Dans ce contexte, Chahed pourrait manquer de force politique et d’engagement pour faire face aux demandes de l’UGTT ou pour poursuivre des mesures de réforme susceptibles d’aliéner des intérêts influents, estime le conseil européen des affaires internationales.
Jusqu’à présent, les partis politiques du pays ne se sont pas organisés pour offrir des visions distinctes et cohérentes sur la manière dont le développement socio-économique de la Tunisie peut être amélioré, et ils paient le prix de l’aliénation publique de l’ensemble du système politique. La maturité politique de la Tunisie sera mise à l’épreuve si, aux élections de cette année et après, les partis pourront enfin se résoudre à assumer cette tâche, conclut l’ECFR.