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« L’islam politique, c’est fini, et Ennahdha n’accèdera plus à l’Exécutif », dixit Alaya Allani

Universitaire, historien et chercheur sur l’Islamisme et le Salafisme en Afrique du Nord et Proche-Orient, Alaya Allani explique dans cette interview pour Africanmanager, pourquoi le parti islamiste tunisien aura du mal à accepter l’idée de sortir du pouvoir. Allani assure certes que le mouvement du 25 juillet a mis fin à l’expérimentation de l’islam politique en Tunisie, et dit que cela aura des répercussions sur le reste des mouvements religieux, dans le monde arabe et dans la région. Il explique cependant qu’il faudra à Ennahdha, qui passera par une traversée du  désert qui pourrait durer deux mandats parlementaires, opérer des révisions et réaliser son propre consensus historique, par la séparation de la politique de la religion, et l’abandon de l’idée d’utiliser la religion à des fins politiques. Interview :

Ennahdha est encore dans le déni de son échec, et n’arrive toujours pas à assimiler la volonté de la même population qui l’avait portée au pouvoir, de la voir le quitter. Comment le spécialiste des mouvements religieux que vous êtes explique-t-il cela ?

Ennahdha n’est pas une exception parmi les courants de l’islam politique. Il est en effet avéré que ceux qui arrivent au pouvoir, développent une grande volonté de s’y maintenir. On l’avait vu, par exemple, au Soudan où ils étaient restés 30 ans, en Egypte où cela aurait pu être pareil, si ce n’était la réaction que l’on connaît, et on se rappelle les voix qui disaient en Tunisie après la révolution, qu’on y est pour trente ans. Dès qu’ils sont au pouvoir, les islamistes ont, comme tous les mouvements islamistes qui se transforment en partis politiques, un programme. Ils commencent par un mouvement de prêche, passent par l’expansion, pour passer ensuite au « Tamkine » ou la prise du pouvoir. Tous les partis de l’islam politique dans le monde arabe ont la même stratégie.

Pour comprendre pourquoi Ennahdha tient tant au pouvoir en Tunisie, il faut se rappeler qu’ils avaient accepté, lors du gouvernement Essid, de n’y être représentés que par un seul ministre. Mais cela ne signifie pas qu’ils n’aient pas été au pouvoir. Ghannouchi avait d’ailleurs dit, sous le gouvernement Jomaa, que nous avions quitté le gouvernement, pas le pouvoir. Après les élections de 2011, ils avaient essayé de s’introduire au sein de l’administration, régionale et centrale. Sortir du pouvoir, est pour eux considéré comme une dilapidation de tout l’effort fait pour s’y installer, par le biais de leurs hommes implantés dans les différents rouages de l’Administration. Et peut-être qu’on sera surpris, dans les prochains jours et à travers ce qu’on pourrait comprendre de quelques discours du chef de l’Etat, par des choses qui pourraient apparaître, comme au ministère des TICs. Pour les partis politiques islamistes, et contrairement aux autres, dès qu’il sont au pouvoir, ils essaient de s’introduire, le plus largement et le plus vite possible dans tous les rouages de l’administration, tant en local, qu’en central en passant par le régional, et toutes les articulations du pouvoir. Cela, car ils ont peur que leur  projet soit découvert. Et il y a dans tout cela une instrumentalisation de la religion à des fins politiques. Et pour Ennahdha, c’est cela son fonds de commerce. Ennahdha, ce parti qui gère d’énormes sommes d’argent auxquelles, espérons-nous,  la justice s’intéressera, considère que depuis 2011, il a perdu les 2/3 de son réservoir électoral, espérait qu’avec son argent et son capital religieux utilisé en politique, il ne sortira pas de sitôt du pouvoir, grâce à l’achat des consciences et par une « démagogisation » politicienne de ceux qui croient qu’ils craignent Dieu et ne peuvent donc pas être des voleurs, ne blanchissent pas l’argent ou ne font pas la contrebande.

Qu’est ce qui explique l’échec d’Ennahdha à réaliser son projet du Tamkine en Tunisie ?

Pour Ennahdha d’après le 25 juillet 2021, je considère d’abord que c’est ce parti qui est responsable de l’état des lieux ayant  généré ce mouvement populaire du 25 juillet. Mais aussi les lobbys de la corruption, devenus actifs depuis 2011. Cela ne veut pas dire que tous les hommes d’affaire soient de cet acabit. Il est cependant un fait qu’Ennahdha n’avait pas développé des positions, claires et tranchées sur cette question de la corruption. Et c’est ce qui explique le clivage entre la population et le parti Ennahdha, né à l’occasion du 25 juillet. Une conséquence, aussi de l’alliance entre Ennahdha et les lobbys de la corruption. Et c’est ainsi qu’on se rend compte que de l’islam politique, il ne reste plus que des slogans creux. On peut ainsi dire, bien qu’on n’en soit pas arrivé aux élections, que l’islam politique est mort en Tunisie. Le mouvement populaire du 25 juillet y est pour quelque chose, et celui a été dit pas beaucoup d’hommes politiques, même issus d’Ennahdha, et cela sera un choc pour beaucoup d’autres partis de l’islam politique au niveau régional et arabe. Cela, parce que l’expérience de la Tunisie a été la plus longue parmi les pays de ce qui est convenu d’appeler le printemps arabe. Sa fin n’était pas née d’un putsch, ni d’un processus judiciaire, mais a commencé dans la rue où était descendu le peuple, tout comme le processus qui l’avait amené au pouvoir. Et on se rappelle tous, l’arrivée de Ghannouchi en Tunisie et l’accueil qui lui avait alors été réservé.

Dix ans après, il se retrouve avec le tiers du réservoir électoral qui l’avait amené au pouvoir. Et beaucoup disent que ce tiers des 500 mille qui lui reste n’est pas un chiffre précis. Nous en voulons pour preuve le rapport de la Cour des Comptes sur le déroulement des élections de 2019, et l’ensemble des problématiques juridiques évoquées et qui pourraient se traduire par des affaires en justice et des sanctions électorales, et c’est tout cela qui avait aussi nourri le soulèvement de la population contre Ennahdha. Les sages de ce parti savent très bien tout cela, et je doute personnellement que ce parti puisse prendre part de nouveau à des élections, car ils savent très bien qu’ils ne remporteront même pas la moitié des sièges de 2019. Je crois aussi qu’Ennahdha passera par une période de remise en question, connaîtra beaucoup de problèmes internes, sans compter les multiples dossiers qui seront ouverts et auxquels le parti devra faire face, comme celui de l’appareil secret, les assassinats politiques, et se retrouvera de fait éloigné du pouvoir. Peut-être restera-t-il dans l’opposition, s’il arrivait à faire moisson de quelques sièges au parlement, pour un ou deux mandats parlementaire, en dehors des sphères du pouvoir. De fait, Ennahdha avait eu tout pour rester au pouvoir, mais le résultat a été plus que maigre, avec un pays au bord de la faillite, une situation sociale au plus bas de l’échelle. Ennahdha ne sera donc plus l’exemple à suivre pour tout électeur, et démontrera que l’islam politique n’a pas de programme, et qu’Ennahdha est certes  très bon manœuvrier, mais inapte à gouverner un pays.

Alors que vous parliez des révisions, croyez-vous que cela peut concerner aussi le statut de Rached Ghannouchi, tant au sein du  parti, qu’à la tête du pouvoir législatif ? Pourquoi selon vous Ghannouchi, qui connaît certainement tous ces problèmes, tient-il à rester ?

Certains disent qu’il y a une sorte de chantage qu’il ferait au chef de l’Etat. Et ce qu’on sait de ce dernier, est qu’il est inaccessible à ce genre de troc. Des bruits de coulisses font état de certaines médiations faites entre les deux hommes, en contrepartie de quelques concessions. Je dis cela avec toutes les réserves d’usage. Mais les révisions chez Ennahdha commenceront après la période de difficultés, structurelles, et non conjoncturelles. Ce parti est en fait bâti autour de l’idée du pouvoir et du charisme du leader qui dispose de la force morale, spirituelle, matérielle et financière, surtout. Des pouvoirs qui font qu’il soit l’élément mobilisateur du groupe. L’élément financier, par l’opacité des finances de ce parti, sera d’ailleurs un des facteurs de difficultés en son sein, et on sait que dans tous les partis islamistes du monde arabe, le trésorier est nommé par le chef. Et partant, la sortie de Rached Ghannouchi porterait un sérieux coup à la puissance financière du parti. Le départ d’une telle personnalité, avec son poids moral, spirituel, financier et son poids symbolique pour tout le parti, entraînerait la perte d’une grande partie de son assise.

Est-ce que vous croyez, comme l’avait laissé entendre Abdellatif Mekki, que Rached Ghannouchi ne tient pas beaucoup à rester à la tête de l’ARP ?  

Selon moi, et d’après ce que je comprends de la personnalité du président Saïed, il ne rentrera jamais dans ce type de chantage. Pour lui, ou vous êtes innocent ou coupable, c’est à la justice d’en  décider. De plus, je pense qu’après le 25 juillet, Ghannouchi a perdu toutes les cartes qui pourraient lui permettre de faire pression. Il a perdu la pression de la rue, la crédibilité auprès d’une bonne partie de sa base, et même sur la scène internationale, comme par son interview au journal italien Corriere della sera où il brandissait la menace  de l’immigration clandestine, déclaration qui avait dérangé toute l’Europe. Il reste que, comme c’est le cas pour toute la Tunisie et notamment le mouvement populaire du 25 juillet 2021, on est plus enclin au changement, même radical, mais sans effusion du sang. Et Ennahdha semble aussi avoir choisi, certes pas de bon gré, de ne pas se laisser entraîner vers l’escalade violente. Il est ainsi désormais un fait avéré chez les analystes et les chercheurs que cette organisation religieuse vieille de plus de 50 ans et tendance de l’islam religieux, aura beaucoup de mal à être un parti politique au pouvoir. Et le benchmark a démontré que ce type de partis religieux n’a jamais clairement adopté les règles de la démocratie. Ennahdha a bénéficié de la plus longue période, de l’appui international pour cette expérience de l’islam politique, et a fini par échouer et ses slogans n’ont rien pu y faire.

Est-ce que cela a changé quelque chose chez Ennahdha ? En d’autres termes, en a-t-elle tiré les leçons ?

En deux congrès, ce mouvement islamiste tunisien a raté l’occasion de réaliser son consensus historique, tel qu’il était chez les partis socialistes en Europe et qui ont su se dessaisir de ce qu’on appelait la dictature du prolétariat et de la démocratie centrale. Pour tous les mouvements religieux, Ennahdha aurait dû accepter d’abandonner l’idée de l’utilisation de la religion à des fins politiques, surtout dans une société musulmane. Publiquement, pourtant, ils prêchent la séparation entre le religieux et le politique. Mais désormais, personne ne les croit, en Europe et même les USA où l’administration Biden se révèle être différente de celle d’Obama.

Comment pourrait-on alors comprendre la position de certains responsables américains, qui appellent et insistent sur le retour de l’ARP en activité, et qui voudra dire le retour d’Ennahdha au pouvoir ?

J’ai, comme d’autres, lu le communiqué de la Maison Blanche après l’entretien téléphonique du chef de l’Etat avec le conseiller de sécurité américain, et je n’y ai pas vu ce que vous dites. Ce qu’il avait dit, comme par ailleurs d’autres pays européens, c’est la nomination d’un chef du gouvernement, et cette phrase est passée inaperçue sur le retour du processus démocratique en temps opportun. Et cela veut dire que le retour à la normale se fera in fine, d’une manière ou d’une autre, soit par des élections anticipées, un référendum ou autre moyen démocratique.

Vous ne considérez donc pas qu’il y ait là une sorte de pression en faveur d’Ennahdha ?

Non je ne crois pas, car les positions, européenne et américaine de l’administration Biden, reposent sur la question des droits de l’homme, et n’ont fait que dire qu’on vous donne le temps pour faire que les choses reviennent à la normale en Tunisie en temps opportun. C’est ce que demande le peuple, et le chef de l’Etat ne peut refuser cela. C’est une question de timing, même si nous espérons qu’il ne durera pas plus que nécessaire et que la feuille de route finira par éclaircir les choses. Je pense que le chef de l’Etat n’avait pas un problème avec l’islam politique, mais plutôt avec l’effritement de l’Etat entre trois chefs, et la récupération des fonds spoliés. C’est à mon sens, ce qui constituera sa feuille de route, avec un gouvernement orienté surtout vers l’économie, sans oublier le social et la santé. Et si le chef de l’Etat a pris en main le Parquet, c’est pour accélérer l’ouverture des grands dossiers, pour donner du crédit à ses intentions de changer les choses.

Pour finir, croyez-vous qu’Ennahdha est finie en Tunisie et qu’elle quittera définitivement la scène politique tunisienne ?

Elle est finie, en  ce sens qu’elle quittera le pouvoir. Elle pourra changer de nom ou de discours, mais j’estime que l’islam politique ne sera plus au pouvoir ou parmi l’Exécutif en Tunisie. Elle pourrait rester dans le législatif avec moins de nombre de sièges, mais jamais plus dans l’Exécutif, ni à court, ni à moyen terme, pour les deux ou trois prochains mandats. Ni son bilan, ni tout le mal qu’elle a fait, ne permettront plus cela. Ennahdha gardera certes une petite base électorale, restera peut-être à l’ARP, mais avec un régime présidentiel, c’est le chef de l’Etat qui gardera la main sur la gestion des affaires de l’Etat. Un régime présidentiel aménagé, l’amendement de la loi électorale et du code de la gouvernance locale, feront de telle sorte qu’Ennahdha soit incapable d’impacter la vie politique en Tunisie.

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2 Commentaires

  1. Un entretien qui fait le tour de la question. Certes, Ennahdha est affaibli et connaitra des jours difficiles dès que la vérité sur ses dossiers éclate. Mais, il ne faut pas minimiser le ppids de ses adherents. Il gardera un certain réservoir electoral parmi les plus irréductibles dans la société notamment dans la region du sud-est. Il ne faut non plus perdre de vue le degré de radicalisation dans les quartiers populaires les plus démunis et en milieu rural notamment parmi les femmes devenues un vecteur d embrigadement notoire. Quand il m arrive d assister à des cérémonies dans ces milieux, je suis ahuri de voir le trop grand nombre de femmes voilées et habillées en gris, un spectacle digne du rassemblement chiite de l Achoura à Kerbala. Il ne faut se bercer d illusion et crier victoire de sitôt. Un énorme travail est à entreprendre dans deux chantiers vitaux: l éducation et la culture en parallèle avec l action politique et judiciaire. Il faut se rendre à l evidence qu une bonne frange de la population n à pas une grande culture politique ni une culture moderne tout court, puisqu elle a une aversion pour la lecture et du coup elle devient une proie facile à la démagogie et à la manipulation en tout genre via les réseaux sociaux. Mais là nous avons affaire à un coup de frein, il faut tracer un nouveau chemin où l effort sera porté sur le développement, l éducation, la culture, une gouvernance sans faille, un sursaut national et moral et une democratie saine.

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