Au regard de la grille de lecture qui est celle de l’International Crisis Group ( ICG), rien ne semble arrêter la descente aux enfers de la Tunisie sur le plan économique et social, alors qu’à l’échelle politique, Kais Saied, concentrant tous les pouvoirs, se retrouve de plus en plus isolé avec le risque de précipiter le pays dans une période d’instabilité chronique. Il est enjoint au président tunisien de lancer un dialogue national inclusif et alléger les mesures d’exception, préconise IGC dans son rapport sur la Tunisie publié, ce mercredi 6 avril.
Il y est souligné en préambule que, « depuis le coup de force de Kaïs Saïed, le 25 juillet 2021, la Tunisie est exposée à un risque de violences sans précédent. Les défis économiques et sociaux sont presque insurmontables, alors que le chef de l’Etat, qui a suspendu partiellement la Constitution, multiplie les discours patriotiques et populistes et que l’Union européenne et les Etats-Unis exercent des pressions accrues, ce qui pourrait renforcer la crise économique et sociale, déjà susceptible de conduire à la faillite du pays. Dans ce contexte, la polarisation entre pro- et anti-Saïed pourrait s’accentuer »
Ce décor planté, il est craint que Saïed puisse prendre des mesures répressives qui aboutiraient à une flambée des violences, et risqueraient d’accroitre son isolement politique, ce qui ferait entrer le pays dans l’inconnu. Pour éviter cela, le président devrait accepter la tenue d’un dialogue national et permettre au gouvernement de piloter la politique économique de l’Etat. Quant aux partenaires privilégiés de la Tunisie, ils devraient inciter le chef de l’Etat à accepter un retour à un ordre constitutionnel négocié en offrant des perspectives économiques encourageantes au pays.
Depuis la proclamation de l’état d’exception le 25 juillet 2021, le président Saïed concentre tous les pouvoirs. Et bien que la popularité du chef de l’Etat reste incontestable, deux franges de la société s’opposent : plusieurs milliers de pro-Saïed, dont le nombre se réduit, et plusieurs milliers d’anti-Saïed, de mieux en mieux organisés.
Une marge de manœuvre limitée
Sa marge de manœuvre macroéconomique et celle du gouvernement de Najla Bouden est très limitée du fait des pressions extérieures. La vision économique de Saïed, lequel définit seul la politique générale de l’Etat, vise principalement à lutter contre la corruption et « les spéculateurs » au nom de la morale, ce qui n’a d’ailleurs pas encore contribué à rééquilibrer le budget public. L’accès de la Tunisie au marché financier international est quasiment fermé et le FMI refuse de l’accompagner à nouveau tant qu’elle échoue à présenter une stratégie de réformes réalistes engageant les acteurs politiques, économiques et syndicaux et qu’elle ne met pas en place des mesures préalables telles que la réduction de la masse salariale étatique. A défaut d’un accord avec le FMI en 2022, le pays risque de ne pas pouvoir honorer sa dette extérieure. De surcroit, les Etats-Unis et l’UE, particulièrement critiques et préoccupés par le coup de force de Saïed, plaident notamment pour un retour à l’ordre constitutionnel. Ils exercent des pressions économiques qui pourraient se traduire par une réduction du montant octroyé au pays dans le cadre de la coopération bilatérale. Ces mesures risqueraient de faire basculer des pans entiers de la population dans la pauvreté et l’extrême pauvreté et d’alimenter, à court ou moyen terme, les violences sociales et politiques.
Cette crise multidimensionnelle inédite, qui se manifeste par une polarisation politique grandissante, des surenchères populistes et des pressions internationales, est sans précédent et risque de produire des effets délétères. Afin de garder la main, estime ICG, le chef de l’Etat pourrait s’engager dans une escalade répressive, tout particulièrement à l’encontre de la société civile et des milieux d’affaires. Ses discours populistes pourraient accroitre la rancœur de ses partisans à l’égard des riches et des étrangers.
Dans le cadre de son projet de nouvelle fondation, la promotion de ses partisans à des postes de pouvoir locaux, accompagnée de la dissolution des municipalités élues, engendrerait des conflits violents en bouleversant les équilibres entre réseaux clientélistes à l’échelle locale.
Le chef de l’Etat, en concentrant les pouvoirs, en prenant des décisions sans débat public ni dialogue et en insistant sur la lutte contre la corruption sans que celle-ci ne freine la dégradation du niveau de vie de la majorité de la population, risquerait de s’isoler politiquement et de perdre ses soutiens. Ceci plongerait le pays dans l’inconnu, laissant le pouvoir sujet à de forts soubresauts qui pourraient marquer l’entrée du pays dans une période d’instabilité politique chronique.
L’impératif de dialogue national
Pour éviter un tel scénario et afin de ne pas accentuer les divisions, le chef de l’Etat devrait mettre en place un dialogue politique national, comme l’ont demandé à plusieurs reprises les principales forces politiques, syndicales et associatives. Ce dialogue devrait aller au-delà du projet de « consultation électronique » sur les réformes constitutionnelles et politiques mis en place de janvier à mars 2022. Il devrait inclure un pan large de la société tunisienne, notamment les organisations politiques, syndicats et associations. Ce dialogue national devrait se tenir en amont du référendum constitutionnel prévu par Saïed le 25 juillet 2022, afin d’éviter que le chef de l’Etat ne perde le contact avec les acteurs de terrain et ne s’isole, et afin d’apaiser les tensions locales.Il permettrait également de ratifier un plan de réformes économiques réalistes. Parallèlement, le président devrait revoir le décret 117 du 22 septembre 2021 relatif aux mesures exceptionnelles. Il devrait laisser suffisamment de latitude à la cheffe du gouvernement pour qu’elle nomme les ministres et définisse les orientations économiques. Ceci faciliterait les négociations avec le FMI, dont le succès semble indispensable pour éviter un défaut de paiement à moyen terme.
Enfin, de leur côté, les principaux partenaires internationaux, notamment l’UE et les Etats-Unis, devraient veiller à ne pas renforcer le malaise socioéconomique par leurs pressions extérieures. Si, à l’issue d’un dialogue national, le chef de l’Etat inclut le retour à un ordre constitutionnel négocié dans sa feuille de route politique, les partenaires internationaux devraient en priorité soutenir les efforts visant à stimuler l’économie du pays.
Risque d’avoir affaire au Club de Paris
Néanmoins, , à moyen terme, la Tunisie pourrait être contrainte de restructurer sa dette publique en passant par les fourches caudines du Club de Paris, ou de déclarer le défaut de paiement. Dans les deux cas, les conséquences économiques et sociales seraient lourdes : dépréciation du dinar, privatisation d’entreprises publiques, gel des salaires dans la fonction publique et campagne de retraites anticipées, réduction drastique des importations se traduisant par des pénuries chroniques de biens de première nécessité, une nette augmentation du chômage et de l’inflation, des risques de faillites de banques publiques, etc.
Cette dégradation des conditions de vie de la population ne se traduira pas nécessairement à court terme par des violences sociales et des émeutes incontrôlables, prévient Crisis Group.