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Tunis : « Si Houcine Abassi choisit de dicter la politique économique du gouvernement, la Tunisie sombrera dans le chaos », selon Open Democracy*

Francis Ghilès, journaliste, spécialiste du monde arabe notamment le Maghreb pour le Financial Times, le New York Times, et le Wall Street Journal, et Senior Researcher au Centre d’Étude et de Documentation Internationale (CIDOB) de Barcelone, vient de livrer une remarquable analyse de la situation politique et économique en Tunisie, publié sur le site « OpenDemocracy ».

Il y relève que, depuis la nomination de Mehdi Jomaa en tant que chef d’un bon gouvernement, de graves problèmes subsistent en Tunisie : la situation économique du pays ne s’est guère améliorée, et la lutte contre le terrorisme fait régulièrement des victimes, des problèmes hérités des deux années de pouvoir islamiste. Mehdi Jomaa est une figure impressionnante: pour la première fois depuis l’Indépendance en 1956, le chef du gouvernement tient le langage franc de la vérité économique, et ce en arabe dialectal plutôt qu’en utilisant la version classique pompeuse qui est généralement celle des dirigeants du parti Ennahda qui a dominé le précédent gouvernement. Son ton est calme et pragmatique, caractéristique des habitants de sa ville natale, Mahdia.

Le message de Jomaa est aussi brutal que le sont les statistiques brutes. La croissance du PIB de la Tunisie a été en moyenne de 2,3% chaque année depuis la chute de Zine El Abidine Ben Ali en janvier 2011. Les salaires ont augmenté globalement de 40%, la productivité de 0,2%. Le coût des subventions de l’Etat aux produits de pétrole et de gaz et des denrées alimentaires a explosé de 270% en trois ans. Le déficit budgétaire était de 7% en 2013 et devrait atteindre 9% en 2014. La dette extérieure a augmenté de 38% sur trois ans pour culminer à plus de 50% du PIB. Ces chiffres ne sont pas viables. Les grèves, pour la plupart illégales, sont en augmentation exponentielle. L’UGTT, enhardie par son succès à convaincre le gouvernement islamiste de quitter le pouvoir, semble maintenant agir comme un gouvernement en attente. Ses dirigeants à l’échelle nationale sont prompts à dénoncer l’inflation, mais rejettent toutes les mesures d’austérité. Certains membres de l’UGTT, notamment les dirigeants régionaux, semblent penser que la nationalisation ou la renationalisation des industries déficitaires va les sauver. La section de l’UGTT à Gafsa, la principale ville du sud-ouest de la Tunisie, semble être devenue un Etat dans l’Etat. Si la Tunisie ne retournait pas au travail, l’économie pourrait bien faire dérailler le processus politique. L’explosion du secteur informel, provoquée par l’échec de l’économie formelle à créer des emplois, alimente l’inflation et produit l’effet pervers de réduire la pression fiscale. Le secrétaire général de l’UGTT, Houcine Abassi est l’un des hommes les plus courtisés en Tunisie aujourd’hui, mais s’il choisit de dicter la politique économique du Premier ministre, la Tunisie sombrera dans le chaos.

William Lawrence, professeur à l’Université George Washington, a estimé que « dans un pays dont la révolution a été lancée par un désespéré et démoralisé marchand informel de fruits, harcelé par le gouvernement, s’attaquer au secteur informel n’est pas sage, si ce n’est pas stupide ».

Ennahda, au cours de ses dix-huit premiers mois au pouvoir, a été accueilli à Londres et à Washington, mais une fois les salafistes islamistes en Tunisie ont commencé à tuer des politiciens et des membres des forces de sécurité, cette attitude a changé. Ennahdha, après tout, a fermé les yeux alors que des milliers de jeunes Tunisiens ont été recrutés pour le jihad en Syrie via la Libye et la Turquie. L’armée de la Tunisie n’est pas puissante, mais elle aurait pu être tentée – face à la recrudescence des troubles et l’explosion du trafic d’armes et de stupéfiants – de mettre fin à un gouvernement inefficace. Elle pourrait bien avoir reçu le soutien discret de l’institution militaire algérienne pour le faire. Les chefs militaires algériens ont clairement dit à Rached Ghannouchi, lors de sa visite à Alger en septembre 2013, que si la Tunisie sombrait dans le chaos, ils n’interviendraient pas.

Les États-Unis ont eux aussi bien joué leurs cartes en se refusant explicitement à approuver un surcroît d’aide internationale à la Tunisie jusqu’à ce que le pays entreprenne un minimum de réformes économiques. Son attitude signifiait aussi un gel des prêts de la Banque mondiale et du FMI, qui ont sommé la Tunisie d’adopter des réformes économiques. En abandonnant le gouvernement, les dirigeants d’Ennahdha ont montré qu’ils étaient prêts à agir plus dans l’intérêt du peuple tunisien que dans celui de la communauté islamiste mondiale.

Les subventions des produits pétroliers doivent être réduites, mais ne serait-il pas sage de le faire pour l’essence utilisée par les véhicules de tourisme (qui sont utilisés par les classes moyennes et en exclure le mazout et le diesel (utilisés par les tracteurs et les taxis collectifs)? Une augmentation massive des subventions est un problème, mais une coupe sans discernement dans ces subventions, qui affectent les denrées de base et les autres produits utilisés par les Tunisiens les plus pauvres, pourrait provoquer une explosion sociale. Il est proposé également de suspendre les importations de produits de luxe tels que les parfums, les cosmétiques, les alcools et les voitures de luxe, tout en augmentant la TVA sur ces articles de 25%. Cela exigerait la suspension de certaines dispositions de l’accord de libre-échange signé avec l’Union européenne. Une telle politique freinerait la consommation, permettrait de conserver de précieuses devises, et de réduire le déficit de la balance des paiements. Trois autres mesures semblent également sensibles: une taxe de 1% sur les transactions financières entre les banques, les compagnies d’assurance, les opérateurs de téléphonie mobile et les concessionnaires automobiles, le lancement d’un emprunt national sans se demander d’où les fonds proviennent (pour absorber les grosses sommes d’argent « noir » en circulation en Tunisie), et la réduction de la taille du secteur informel. L’autre proposition vise à faciliter la vente de maisons de luxe et appartements – souvent situés dans des zones touristiques – aux ressortissants des autres pays du Maghreb ; Il n’y aurait certainement pas de pénurie d’Algériens et Libyens prêts à les acheter.

Il n’y a eu aucun débat en Tunisie sur la façon dont une politique d’austérité peut être conçue. Au lieu de cela, le chef du gouvernement s’est rendu dans le Golfe dans l’espoir de mobiliser jusqu’à 5 milliards d’Euros dont la plupart sera affectée au financement du déficit budgétaire (qui s’élève à 9% du PIB). Il a été éconduit, les gouvernements du Golfe étant intéressés à investir dans des projets. Mehdi Jomaa sait que les entreprises étrangères de pétrole et de gaz en Tunisie sont supposées échapper à l’impôt à hauteur de 2 Md € par an et que le secteur informel le fait à hauteur de 1,5 Md €, à tout le moins. Il doit mettre de l’ordre dans la maison Tunisie avant de voyager à l’étranger, une sébile à la main. Et il devrait également être conscient que, s’il venait à avaler un plan de réformes d’inspiration américaine, il pourrait bien perdre la confiance du peuple tunisien Une audacieuse politique du gouvernement est donc essentielle, conclut Francis Ghilès.

* Il est à noter que cet article a été publié sur le site du CIDOB et repris par open democracy et aussi par Informed Comment du Professeur Juan Cole, Pr de Etudes du Moyen-Orient a l’université de Chicago à Ann Arbor.

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