En Tunisie, la République est pratiquement soixantenaire. Le 59ème anniversaire que nous célébrons ce 25 juillet 2016 passera à la postérité, à l’égal de plusieurs de ses précédents, comme un événement peu ou mal fêté, en tout cas sous des formes fossilisées, dépossédées de la moindre évocation des valeurs que porte la République, jusques et y compris dans les nouvelles armoiries de la 2ème République qui garde la devise de 1959 : Liberté, Ordre, Justice, alors qu’on y avait ajouté Dignité dont nulle mention n’est encore faite.
Par-delà cette considération héraldique, il est de la toute première importance de savoir si ces valeurs républicaines sont répercutées dans l’exercice quotidien des institutions et si le citoyen s’y reconnaît, en gardant toutefois à l’esprit que, historiquement, la République s’est construite en Tunisie contre la monarchie, celle des beys de la dynastie husseinite, et plus important encore, elle est censée avoir été pensée comme fondée sur le principe de se méfier et de combattre tout pouvoir exercé par un seul homme, surtout l’homme qui se veut providentiel.
C’est incontestable, des quatre valeurs républicaines portées par la constitution de la présente République, seule la liberté a droit de cité, avec la latitude reconnue pour tout citoyen de s’exprimer sur tous les modes disponibles, et davantage encore sur les réseaux sociaux, pour dire son fait à celui qui le gouverne, le critiquer, mais en fait pas toujours en mettant les formes, ni en s’instruisant de l’exigence de responsabilité. Mais cette liberté, avouons-le, ne nourrit pas son homme. Pourtant, elle est comme le dicte la res publica (la chose publique) fondatrice de la République, un espace public qui a rang de préalable commun à tous les membres de la collectivité, mais surtout régi par des lois qui s’appliquent également à tous. Un espace pour bien vivre ensemble et où, inéluctablement, on adhère à des valeurs pour permettre la cohésion de la Nation. Dans les faits, cependant, il est très usuel de noter qu’il n’en est rien, surtout chez la classe politique où la liberté est utilisée à très mauvais escient, c’est-à-dire à mille lieues de l’intérêt national, à des fins soit partisanes, soit carrément personnelles. En témoigne ce maquis de partis qui se chamaillent à longueur de journée, dans l’hémicycle du Parlement comme ailleurs, sur les plateaux de télévision, et dans des officines suffisamment suspectes pour susciter la méfiance, voire l’indignation. Les partis « démocratiquement élus » sont plus enclins à conquérir le pouvoir ou le garder qu’à s’en servir pour le bien de la communauté nationale. Et ils s’y livrent de manière si insidieuse et parfois malencontreuse et désordonnée qu’elle est à la périphérie de l’auto flagellation, comme on est en train de le voir chez le parti censément majoritaire, Nidaâ Tounès, éclaté en camarillas où chaque coterie défend une religion aux antipodes de l’autre.
La deuxième valeur censée régir la République, l’Ordre, n’est pas logée à meilleure enseigne, avec un Etat en somnolence prolongée, très souvent traité par-dessus la jambe et dont les expressions d’autorité sont autant rares que ses programmes pour le bien-être de la population. De tous les gouvernements qui se sont succédé depuis la Révolution, nul n’a su ni pu s’affirmer comme tel, c’est-à-dire comme un centre de pouvoir soucieux en premier lieu d’exercer l’autorité qui lui est reconnue sans aucune velléité de crainte ou de pusillanimité. Dès lors, l’Etat prend les allures d’une coquille presque vide, fréquemment otage de forces économiques et surtout sociales qui lui dictent ce qu’il a à faire et à ne pas faire, dont les sommations et les oukases sont élevés au rang de modes de décision, avec en sus une arme redoutable, celle des grèves , massivement dévastatrices pour une économie souvent chancelante, qui survit grâce à la dette, laquelle ne sert cependant pas à lancer et financer le développement, mais essentiellement à payer les fonctionnaires dont les rangs se gonflent de dizaines de milliers, des sureffectifs rémunérés pour faire acte de présence s’il leur arrive d’être présents.
Quant à la dignité, elle fait office d’Arlésienne, on en entend parler mais on ne la voit jamais. Avec un chômage qui bat des records surtout parmi les diplômés de l’enseignement supérieur, une paupérisation rampante touchant les régions et les classes déjà défavorisées, des inégalités criardes dues davantage à une corruption endémique qu’à un manque de moyens, et de surcroît, une absence totale de perspectives que les choses s’améliorent, la Dignité dont il est question n’est qu’une vue de l’esprit à laquelle il est difficile de donner corps.
Souvent, la République est associée à la démocratie. Indûment du reste, comme en témoigne la multitude de pays qui s’en revendiquent. Elle n’est pas non plus synonyme de bien-être, de bien vivre, de vivre ensemble. C’est pourquoi la République telle qu’elle est vécue doit céder la place à une République sociale où les opportunités de progresser ensemble, sous l’empire de la loi, et d’aspirer à des lendemains meilleurs, sont cultivées et fournies aussi massivement que possible, sous l’autorité d’un Etat forcément fort, juste et ayant beaucoup de positive imagination.