Pour Kamel Ayadi, la lutte contre la corruption n’est pas uniquement une question technique se rapportant aux mécanismes et à la règlementation, mais avant tout une question de valeurs morales et d’engagement de toute la société et en premier de l’élite politique et des acteurs économiques, dans le sens de mener un combat pour venir à bout de ce phénomène . Interview
Quel regard portez-vous pour la corruption en Tunisie ?
Il est toujours difficile de prétendre connaitre l’ampleur réelle de la corruption en Tunisie ou ailleurs, si l’on s’en tient à la rigueur scientifique, à l’objectivité et à la rationalité .Mais si l’on cède au sensationnel et aux déclarations hâtives au gré des classements internationaux on risque de tomber, même sans l’avoir voulu, dans l’instrumentalisation.
La corruption est un phénomène sournois, difficile à détecter et par conséquent difficile à appréhender et à mesurer. C’est pour cette raison que tous les rapports et les études qui se sont intéressés à la mesure de ce phénomène le font à travers la perception et non pas sur la base de données empiriques. La perception permet de restituer la réalité, surtout lorsqu’elle est considérée avec le recul de temps, mais elle a aussi un côté trompeur.
S’agissant de la Tunisie mon regard est mitigé et mon sentiment est partagé entre pessimisme et optimisme. La lutte contre la corruption n’est pas uniquement une question de mécanismes et de règlementation .C’est avant tout une question de valeurs morales et d’engagement de toute la société et en premier de l’élite politique et des acteurs économiques.
Les mécanismes et les règles juridiques ne sont que de simples outils .Le plus important c’est la volonté de toute la société d’en finir avec ce fléau. Or lorsqu’on analyse le niveau d’intégrité individuelle et la culture éthique qui existe parmi l’élite et en particulier l’élite politique, parmi laquelle se recrutent les faiseurs de politiques et les décideurs, l’on ne peut que s’inquiéter sur l’avenir du combat contre la corruption en Tunisie. Il suffit d’analyser le panorama des comportements et des attitudes observés chez les acteurs politiques pendant les trois dernières années, il suffit d’observer le manque, voire l’absence de déontologie professionnelle chez certains responsables, le peu d’engagement chez les employés, la nouvelle culture de laxisme et de l’individualisme aberrant pour se rendre à cette triste évidence. Il y a toujours quelques zones d’espoir, notamment avec l’engagement de la société civile qui se construit petit à petit, la conscience émergente chez la masse silencieuse qui sortira un jour de son silence, et les efforts des médias.
Suite à une enquête menée par Transparence International sur l’indice de perception de la corruption 2013, la Tunisie occupe, dans cet indice, la 77ème place, avec un score de 41 points, qui s’avère également le même score de 2012. Pensez -vous qu’on est encore loin du danger ?
Malgré la perte de deux points dans le classement par rapport à l’année dernière la Tunisie reste bien classée en comparaison aux pays voisins, ainsi que par rapport aux pays arabes et même par rapport aux pays émergents. Si la Tunisie parvient à améliorer son score pendant les prochaines années, ou si au moins elle réussit à conserver ce classement elle ne sera pas vue comme un pays où la corruption est endémique.
Je crois que nous sommes à la croisée des chemins et l’avenir du combat contre la corruption va se jouer pendant les trois prochaines années. Soit que la Tunisie va emboiter le pas aux pays qui ont connu des changements sociopolitiques majeurs qui se sont soldés par la maitrise de ce fléau, soit elle prendra le chemin des pays qui ont connu des révolutions ayant permis l’accès à la démocratie et la liberté d’expression, mais qui ont vu le phénomène de la corruption augmenter continuellement.
Personnellement, je n’attends pas beaucoup de ce qui reste de la présente transition, même si les décideurs au pouvoir ont tendance à multiplier les déclarations et les lois contre la corruption. La loi est inopérante lorsqu’elle est promulguée dans un climat chargé de méfiance et d’absence de confiance. C’est la prochaine transition qui sera déterminante .Tout dépendra de l’élite qui sera au pouvoir et de sa détermination.
Si on rate les prochaines élections, le combat contre la corruption sera perdu à jamais. Si la corruption s’installe à des niveaux élevés, il sera difficile de la faire baisser plus tard, car elle se transformera en situations de rentes partagées, en cartels puissants difficile à dénouer.
Samir Annabi, le président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption a récemment insisté sur la nécessité d’intégrer des matières portant sur les dangers de la corruption et les moyens de lutter contre ce fléau dans les programmes d’éducation. Que pensez-vous ?
Je suis tout à fait d’accord avec cette approche. L’éducation est fondamentale pour éradiquer ce phénomène. Mais l’éducation ne doit pas être orientée uniquement vers les générations futures .Il faut cibler aussi les adultes, les employés les acteurs économiques, les responsables à tous les niveaux. Aujourd’hui , les stratégies de l’institutionnalisation de l’éthique dans le management des entreprises est une pratique courante. L’éducation éthique est une composante essentielle dans la gestion des ressources humaines. L’éthique des affaires est devenue un outil puissant pour l’orientation du comportement des employés.
Selon vous, quels seraient les mécanismes adéquats pour mettre fin à ce mal endémique tout en instaurant la transparence dans les formalités administratives ?
Une politique de lutte contre la corruption doit être basée sur deux piliers fondamentaux, en plus de la consécration d’un certain nombre de principes .Le premier pilier est celui de la diffusion de la culture de l’éthique et de l’intégrité à travers les politiques de formalisation des approches éthiques dans la mangement des entreprises et des institutions et établissement publics. Le second pilier est celui de la conformité. C’est à dire la conformité par rapport à des règles et des lois conçues dans l’objectif de la lutte contre ce fléau. Le droit sans éthique serait vain. On ne peut pas créer un monde parfait uniquement en agissant sur le levier de réglementation.
Pour ce qui est des principes, on peut citer le principe de la non impunité, l’égalité, l’état de droit et la solidarité. La pratique doit être conforme aux principes. Je constate personnellement que les décideurs sont en train d’agir à travers le levier du droit et de la loi pour appréhender la question de la lutte contre la corruption. On peut promulguer des lois à volonté, pour se donner bonne conscience, mais on ne peut pas toujours changer la réalité. Pire encore, cette approche risque de décrédibiliser le droit et de le rendre inopérant. D’ailleurs on entend beaucoup parler de nos jours de lois et de mesures pour rendre la loi effective.
Wiem Thebti