« Les victoires militaires sur les combattants de l’État islamique (Daech) aideront certainement à saper leur image d’invincibilité. Mais si nous voulons effectivement et pour de bon les défaire, nous avons aussi besoin de les battre dans le domaine des idées. Et cela inclut une alternative idéologique sérieuse. Heureusement, cette alternative existe, elle s’appelle la Tunisie ».
Ces propos sont ceux d’un expert qui maîtrise le sujet et sait de quoi il parle. Ils ont été publiés dans le New York Times dont il est un contributeur régulier et la revue Foreign Policy. C’est Christian Caryl, membre émérite du Centre d’études internationales du Massachussetts Institute of Technology et membre émérite du Legatum.
Malgré ses dures et longues épreuves, souligne-t-il, la Tunisie, un pays de 11 millions d’habitants, a émergé comme l’unique « success story » du Printemps arabe. Les Tunisiens sont rivés à leurs institutions démocratiques durement acquises en dépit d’une considérable tourmente politique et économique. Le parti islamiste Ennahdha a joué un rôle crucial dans ce succès en démontrant sa volonté de partager le pouvoir avec ses adversaires idéologiques et en permettant une véritable compétition politique. La décision du Comité Nobel d’attribuer son tout dernier prix Nobel de la Paix au Quartet qui a joué des rôles de premier plan dans la transition démocratique du pays, a valeur de reconnaissance internationale aux acquis réalisés par les Tunisiens.
Dès lors que la Tunisie est en état de maintenir et développer ses institutions démocratiques, elle enverra un message vital pour le reste du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Elle administrera la preuve que les Arabes et la démocratie ne s’excluent pas. Elle va montrer aux musulmans religieux qu’ils n’ont rien à craindre de la séparation entre la religion et l’Etat. Et elle montrera aux libéraux qu’ils n’ont pas à tolérer des dictateurs corrompus comme leur seule protection contre les dictatures religieuses. Une démocratie tunisienne prospère et dynamique est notre meilleure parade à la dictature djihadiste, ajoute-t-il.
Pour l’heure, malheureusement, l’expérience démocratique de la Tunisie est en butte à des difficultés, en proie à des querelles politiques, à la crise économique, et à une sécurité affaiblie. Il est donc temps pour la communauté internationale de coordonner ses efforts et de faire tout son possible pour veiller à ce que la Tunisie obtienne l’aide dont elle a besoin.
Il faut garder à l’esprit le fait que c’est précisément la Tunisie que les djihadistes de l’Etat islamique ont choisi de cibler dans certains de leurs premiers attentats terroristes en dehors des frontières du territoire du soi-disant «califat» qu’ils occupent en Syrie et en Irak. En mars 2015, les djihadistes ont ouvert le feu contre le musée du Bardo au centre de Tunis, tuant 21 personnes. Trois mois plus tard, un homme armé a réussi à tuer 38 autres personnes dans une station balnéaire de Sousse. Le fait que ces deux actes de violence aient ciblé des touristes étrangers n’était pas fortuit. Les terroristes savent que la meilleure façon de mettre à genoux la Tunisie est de paralyser son industrie touristique lucrative. Et en cela, au moins, ils semblent avoir réussi. Bien que des chiffres fiables ne soient pas disponibles, de nombreuses stations balnéaires tunisiennes sont déjà en train de fermer pour manque de visiteurs.
Ce n’est pas non plus le seul problème auquel la Tunisie fait face. L’économie autre que touristique est affaissée, aussi. La corruption, un des principaux déclencheurs du soulèvement contre le dictateur Zine El Abidine Ben Ali en 2011, se poursuit sans relâche. Malgré plusieurs élections et une société civile revigorée, le gouvernement n’a pas fait grand-chose pour changer ses propres institutions. En particulier, le noyau de l’ancien Etat-police, le ministère de l’Intérieur, exerce toujours un pouvoir énorme avec peu de contrôle public. La lutte contre les djihadistes ne semble pas attirer un soutien conséquent. La Tunisie, notoirement, est l’une des plus grandes sources de recrues étrangères de l’État islamique, ce qui renseigne sur l’étendue du travail qui reste à faire.
Les Etats-Unis et l’Union européenne (à travers sa politique européenne de voisinage) ont déjà fait beaucoup pour aider la Tunisie. Mais maintenant, dans le sillage des attentats de Paris, les amis de la Tunisie doivent s’investir. Il est temps de proclamer l’aide à la Tunisie comme une priorité majeure de la politique étrangère. La communauté internationale doit travailler avec Tunis pour la mise en œuvre des réformes économiques majeures, en particulier celles visant à lutter contre le chômage des jeunes et les choquantes disparités régionales en termes de richesse et de développement, deux principaux facteurs de recrutement pour les djihadistes, tout en fournissant le soutien financier nécessaire pour amortir les effets possibles du changement. Les programmes anti-corruption et d’autres réformes de la gouvernance doivent figurer au premier plan. Les efforts pour parvenir à un accord de libre-échange entre l’UE et la Tunisie devraient être accélérés.
Sur le front de la sécurité, les gouvernements occidentaux devraient consentir un effort particulier pour inciter Tunis à réformer son appareil de sécurité dépassé, dont la lourdeur et le manque de responsabilisation menacent de créer plus d’insurgés qu’ils ne peuvent arrêter. L’aide à la sécurité devrait mettre l’accent sur le renforcement des forces chargées de protéger les frontières de la Tunisie, qui ne sont pas en mesure de protéger les longues et poreuses frontières du pays avec la Libye et l’Algérie. Compte tenu de la corruption de longue date de la bureaucratie de la sécurité de la Tunisie, injecter plus d’argent et d’armement n’est probablement pas la réponse. Au lieu de cela, la communauté internationale devrait aider le gouvernement à échafauder des stratégies efficaces et à mettre en place les meilleurs moyens de les mettre en œuvre.
« Imaginons l’impact que la transition réussie de la Tunisie pourrait avoir sur sa région. Imaginons une démocratie d’Afrique du Nord où les grandes décisions sont prises par des représentants élus, et leurs délibérations vivifiées par une presse libre et une culture civique dynamique. Imaginons une démocratie arabe, où les forces de police et de sécurité respectent la loi. Imaginons une démocratie islamique qui crée de la richesse, et se propage équitablement, en encourageant les vocations entrepreneuriales des gens ordinaires, en consacrant la primauté du droit, et en incitant à une compétition réelle. Une Tunisie prospère et démocratique véhiculerait le message que les richesses pétrolières ne sont pas la seule façon pour les Arabes de devenir riches », estime Christian Caryl.
« Tout cela est réalisable. La Tunisie a déjà fait beaucoup de travail. Mais elle a besoin de notre aide. Au regard de la taille de la Tunisie, les ressources ne sont pas énormes, mais les avantages potentiels sont incalculables. Elaborons un Plan Marshall pour la Tunisie, qui mobilise les concours de tous les pays qui veulent apporter leur aide. Quelle belle occasion pour l’administration Obama de montrer que les États-Unis peuvent monter au front », conclut-t-il.