Nul n’est prophète en son pays, une locution-phrase dont se révèlent toute l’étendue et tout le sens dans le combat que la Tunisie livre contre la pandémie du coronavirus. Une approche beaucoup plus appréciée à l’étranger que par les Tunisiens comme l’atteste une remarquable analyse que l’on doit au chercheur et journaliste Francis Ghilès, publiée sur le site « The Arab Weekly » dont il est un fréquent contributeur.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes, souligne-t-il. COVID-19 a causé 73 décès en Tunisie à ce jour, 1 011 au Maroc et 1 475 en Algérie. Au total, 3 323 Tunisiens ont été infectés, contre plus de 43 000 en Algérie et plus de 57 000 au Maroc. Même en tenant compte du fait que la population de la Tunisie représente moins d’un tiers de celle de ses deux voisins nord-africains et que les Tunisiens sont préoccupés par une récente flambée des chiffres cet été, le succès relatif du pays dans la maîtrise de la pandémie est frappant. Ce succès est encore plus remarquable lorsqu’on le compare au record des pays de la rive nord de la Méditerranée et du Royaume-Uni.
Trois grands facteurs expliquent pourquoi la Tunisie a surmonté la pandémie jusqu’à présent avec brio par rapport à d’autres pays, malgré ses troubles politiques et sa faible croissance, sans parler de la menace du terrorisme et de la corruption généralisée qui persiste neuf ans après le renversement du régime autoritaire de Zine el-Abidine Ben Ali. D’abord, souligne-t-il , Tunisie a eu douze ministres de la santé depuis 2011, mais comme le dit si bien un insigne homme d’affaires à Tunis, « le pays est mal gouverné mais il est bien administré ». Malgré le nombre élevé de recrues aux niveaux inférieurs depuis 2011, la fonction publique reste professionnelle. Pendant des décennies après l’indépendance, elle a fait l’envie du monde arabe.
L’alerte précoce a bien fonctionné
Lorsque la nouvelle de ce qui n’était qu’une épidémie est parvenue à Tunis au début de l’année, l’establishment médical a été plus rapide que son vis-à-vis en Europe, sans parler de l’Algérie voisine. Malgré la perte de centaines de médecins au profit de l’Europe en raison des troubles de ces dernières années et le déclin des services hospitaliers publics et la croissance correspondante des cliniques privées, que les Tunisiens ordinaires ne peuvent pas se permettre, l’alerte précoce du système de santé publique a bien fonctionné. Malgré toutes les faiblesses d’une démocratie qui n’est pas encore bien enracinée, la liberté d’expression a permis un débat animé au sein de l’establishment médical et des médias.
Et Ghilès de poursuivre : « La Tunisie compte de nombreux médecins et spécialistes bien formés et un Institut Pasteur qui a été fondé en 1893 par Charles Nicolle lorsque le pays était un protectorat français. Dirigé aujourd’hui par le professeur Hechmi Louzir, ses laboratoires interagissent avec les recherches menées par les entreprises pharmaceutiques privées à Tunis. Dans ce petit pays, les médecins se connaissent très bien et interagissent professionnellement et socialement avec une grande facilité. Ils interagissent également avec la fonction publique. De nombreux interlocuteurs à Tunis ont souligné que les deux groupes dont la liberté d’expression n’a jamais été restreinte sous le régime de Ben Ali étaient les commentateurs sportifs et le corps médical. Il convient également de noter que les deux tiers des professionnels de la santé du pays sont des femmes ».
En 2012, la Tunisie a signé un accord avec le Centre national américain de contrôle des maladies (CDC) d’Atlanta, qui a aidé ce pays à mettre en place un système d’alerte précoce pour les épidémies de grippe. En 2019, ce système était en place et le personnel nécessaire avait été pleinement formé. Ce système a été mis en place il y a huit mois. La Tunisie dispose de conseils régionaux de santé qui fonctionnent bien, et toutes les informations qu’ils fournissent sont centralisées au ministère de la santé. Les autorités ont veillé à ce que les cas suspects dans les villes les plus reculées soient signalés. Lorsqu’un petit groupe de cas a été détecté dans l’île méridionale de Djerba, une région touristique bien connue, l’île a été mise sous quarantaine pendant des semaines. Des mesures de confinement rapides et localisées ont permis de freiner l’épidémie. Les passagers en provenance de l’étranger ont été contrôlés sur leur température et ont dû remplir un formulaire médical qu’ils ont remis à la police, ce qui a permis aux autorités, dès le début du mois d’avril, de retrouver leur trace pendant leur séjour en Tunisie. J’ai rempli un de ces formulaires le 26 février. Heureusement, l’hiver n’est pas le point culminant de la saison touristique : Ce pays d’environ 12 millions d’habitants a reçu 9 millions de visiteurs l’année dernière.
Bien que l’investissement public dans les hôpitaux ait été réduit depuis 2011, notamment pour financer la lutte contre le terrorisme qui a été stimulée par l’intervention militaire malavisée de l’Occident en Libye, ce pays a démontré qu’un pilier essentiel du gouvernement, le système de santé, fonctionne en temps de crise. Alors que Josep Borrell encourage la délocalisation de certaines productions pharmaceutiques d’Asie vers des pays plus proches de l’Europe, lui et les grandes entreprises européennes et américaines pourraient se rappeler que la Tunisie dispose des médecins et des techniciens bien formés nécessaires à l’expansion de sa jeune industrie pharmaceutique. Si certaines réformes importantes visent essentiellement à rendre le climat des affaires plus convivial, le fait d’être à une heure de vol de l’Europe et de ne pas constituer une menace pour le vieux continent est important. L’économie tunisienne est frappée par la crise et a désespérément besoin de créer de nouveaux emplois à valeur ajoutée, conclut Francis Ghilès.