Moins de 72 heures avant la fin de la tentative d’Elyes Fakhfakh de former son gouvernement, prévu pour 20 février 2020, présidence de la République, Ennahdha, Qalb Tounes et le locataire de Dar Dhiafa, se regardaient toujours en chiens de faïence.
Et alors que le parti islamiste tunisien se démène, toutes griffes de communication dehors et que les siens investissent radios et TV à la recherche du moyen d’éviter la dissolution du Parlement et le recours à des législatives anticipées, Kais Saïed et Fakhfakh campaient toujours sur leurs positions constitutionnelles.
L’annonce de la liste du gouvernement proposé, alors qu’Ennahdha le refusait, semble l’avoir précipité dans un piège. Soit voter contre le gouvernement Fakhfakh, s’il passait à l’ARP et l’y faire chuter, peut-être avec le soutien des partis qui n’y figuraient pas ou plus. Ceci ouvrirait la boîte de Pandore du chef de l’Etat, qui pourrait dissoudre l’ARP. Soit alors se dépantalonner et l’accepter, pour peut-être y opposer par la suite une motion de censure. Dans les deux cas, pour Ennahdha, Qalb Tounes sera et devra être un élément important dans la recomposition de la scène politique.
- Chahed à Ennahdha : «Arrêtez de regarder Netflix»
Or, Ennahdha semble avoir trouvé une porte de sortie, à travers la fenêtre de tir que lui offre désormais l’imbroglio politico-constitutionnel de la formation du gouvernement Fakhfakh. La 1ère alerte en avait été donné, depuis le 15 février, par Mohsen Marzouk. «Il y a un projet de complot sur la conspiration ourdie par ceux qui s’étaient retirés du gouvernement Fakhfakh [Ndlr : Ennahdha], et des équipes de spécialistes en droit constitutionnel, s’affairent à trouver des failles dans la Constitution (…)». Plus tard, à la sortie de l’audience avec le chef de l’Etat samedi dernier, le président de l’Utica Samir Majoul qui était accompagné de Noureddine Taboubi, dénonçait ce qu’il a appelé «les manœuvres faites sous le couvert de la Constitution », et assurait qu’elles «ne peuvent pas passer et que le texte constitutionnel est clair». Une déclaration, manifestement tirée des propos tenus devant eux par Kais Saïed.
Branle-bas de combat alors, dès dimanche, dans les rangs des Nahdhaouis, désormais plus peureux que jamais de la dissolution du Parlement, perspective clairement soulignée par Saïed par le truchement du président de l’Utica. C’est d’abord Oussama Ben Salem, membre de la Choura, qui a écrit sur son mur, que «Ennahdha entame dès aujourd’hui les négociations pour le choix du candidat de la majorité parlementaire [Ndlr : le parti Ennahdha], pour la formation du gouvernement, et mettre au point une motion de censure contre Youssef Chahed, et le chef de l’Etat ne pourra plus [Ndlr : ainsi] dissoudre l’ARP». Il sera repris, le même samedi soir du 15 février 2020, par Noureddine Bhiri, président du groupe parlementaire d’Ennahdha. «Si le chef du gouvernement désigné ne réussit pas à former son gouvernement, cela nous obligera à la motion de censure contre le gouvernement de Youssef Chahed, et de là, on passe à la désignation d’un nouveau chef de gouvernement». On comprend, dès lors, le sens des déclarations de Marzouk et de Majoul. A Ennahdha et son Bhiri qui menaçaient de le démettre, Youssef Chahed a répondu moqueur et pince-sans-rire, que «si la basse-cour s’y prête, couve et ponds. Et je vous conseille d’arrêter de regarder Netflix»
- Une porte de sortie, à travers la fenêtre de tir sur Fakhfakh
La guerre des interprétations de l’article 89 de la Constitution a alors été ouverte. Dimanche soir, Lotfi Zitoun d’Ennahdha partage un statut de l’avocat Mohamed Sami Triki, qu’il commente en disant que c’est l’interprétation la plus proche de l’esprit de l’article 89. L’avocat y dit que «l’article 89 de la constitution stipule que le président, doit dissoudre le Parlement dans les quatre mois suivant le premier mandat donné pour la constitution du gouvernement. Il convient de noter que le rédacteur de la constitution a fourni une solution unique au président de la République (…), c’est-à-dire qu’il peut dissoudre le Parlement immédiatement après la forclusion des délais (…). Et de conclure dans un premier temps, que «le président ne peut dissoudre l’ARP».
Et le même avocat, cautionné par la remarque de Lotfi Zitoun, de noter que «le délai de quatre mois commence le 15 novembre, date de la première affectation, et se termine le 14 mars. Le délai d’un mois fixé à El-Fakhfakh se termine le 19 février. Il est clair qu’une période de temps est restée en dehors du champ d’application de la loi par le président, pendant laquelle le Parlement ne peut être dissous. Si le responsable de la formation du gouvernement décide de passer devant l’ARP et ne remporte pas le vote de confiance, rien n’empêchera alors la majorité parlementaire de présenter son propre candidat. Dans ce cas, le président de la République est tenu de confier à cette personnalité la formation du gouvernement, et ce dernier est tenu de le faire et de présenter son gouvernement au Parlement pour le vote de confiance, dans le délai restant de quatre mois. L’avocat justifie cette interprétation de l’article 89, par «le souci du législateur de se prémunir contre une possible dissolution». L’avis de l’avocat retrace ainsi le projet d’Ennahdha pour contrer le chef de l’Etat qui pourrait dissoudre le parlement, si le parti islamiste ne votait pas le gouvernement d’Elyes Fakhfakh.
- Le professeur en droit Constitutionnel Kais Saïed parle et tranche
Spécialiste de droit constitutionnel, Kais Saïed a pris, ce lundi 17 février 2020, la parole et mis les points sur ses «i». Profitant de l’audience accordée ce matin à Elyes Fakhfakh qui avait auparavant reçu son parrain (Fakhfakh a été présenté à Saïed sur la liste de Tahya Tounes) Youssef Chahed à Dar Dhiafa, il a affirmé que «la Constitution est claire. L’article applicable est le 89. Celui qui a élaboré cette Constitution, doit la respecter, et celui qui a accepté de faire de la politique, ne peut le faire qu’à l’enseigne de cette constitution qui est claire dans ses deux versions, arabe et française», dit-il devant un Fakhfakh qui cachait à peine sa joie, et qui disait oui de la tête et des yeux.
Et Saïed, dans ses anciens habits de professeur de Droit en brandissant 2 copies de la Constitution, de répondre aussi à Noureddine Bhiri, comme une seconde gifle à Ennahdha après la chute du gouvernement Jemli, en indiquant que «celui qui cherche à retirer la confiance à un gouvernement de gestion des affaires courantes (GAFC), je crois qu’il est hors-constitution, car ce gouvernement n’a pas de responsabilités, issu d’une majorité dans l’ancienne ARP qui lui avait voté la confiance. Aujourd’hui l’ARP ne peut retirer la confiance d’un gouvernement de gestion des affaires courantes, car ce n’est pas elle qui la lui avait donnée. Et même si elle le faisait par une motion de censure, il restera un gouvernement de GAFC». Et de rappeler que c’était lui, le 15 novembre 2019, qui lui avait confié, uniquement la GAFC, jusqu’à la date de constitution du nouveau gouvernement.
On comprendra, alors, que Kais Saïed «gardien du temple constitutionnel», compte appliquer l’article 89 à la lettre, article qui conduit directement à la dissolution de l’ARP en cas de chute du «gouvernement du président», et à l’organisation de législatives anticipées. L’ISIE a d’ailleurs publié ce lundi 17 février 2020, un communiqué pour la mise à jour de la liste des électeurs. Coïncidence ?
De toutes les manières, il faudra attendre le 19 février à minuit, pour connaître l’issue finale de cette guerre constitutionnelle entre Ghannouchi et Saied. Mais attendre aussi l’issue du vote de confiance, et voir si Ennahdha vote oui ou non et qui votera avec elle et dans le même sens qu’elle !