AccueilCe que je croisLes facettes cachées de la gestion financière en Tunisie

Les facettes cachées de la gestion financière en Tunisie

Sadok Rouai

Pourquoi certains se félicitent de l’absence d’une loi de finances complémentaire ? Pourquoi l’inflation reste-t-elle élevée en Tunisie ? Pourquoi les taux d’intérêt demeurent-ils si élevés en Tunisie ?

La réponse à ces questions se trouve dans une récente analyse financière approfondie, publiée par Africanmanger. Cette analyse révèle des détails troublants sur les relations financières entre la Banque Nationale Agricole (BNA) et l’Office des Céréales.

Les irrégularités relevées par les Commissaires aux Comptes[1] ne sont pas nouvelles. Depuis longtemps, les banques publiques tunisiennes sont utilisées par les autorités comme un outil pour contourner les contraintes budgétaires, au mépris de la législation bancaire, des principes de bonne gouvernance et de la transparence financière.

Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’ampleur alarmante de ces pratiques. Les Commissaires aux Comptes notent en particulier que :

  • Les engagements de l’Office des Céréales envers la BNA s’élevaient à 5.519 millions de dinars au 30 juin 2024.
  • Ces engagements représentent environ 31,4 % du total des engagements clients de la banque.
  • Ils dépassent largement le seuil des 25 % des fonds propres nets imposé par l’article 51 de la circulaire de la BCT n°2018-06 du 5 juin 2018.
  • Ces engagements sont refinancés directement auprès de la BCT pour un montant de 2.311 millions de dinars.
  • Les chèques tirés par l’Office des Céréales sur la Trésorerie Générale de Tunisie, au titre de ses droits à la compensation et non encore encaissés par la BNA au 30 juin 2024, totalisent 3.091 millions de dinars.

Le cas de l’Office des Céréales n’est pas isolé, puisque les autorités utilisent les mêmes pratiques avec d’autres offices et entreprises publiques. Une analyse des engagements de l’Office des Céréales auprès de la BNA permet de reconstruire une chaîne de gestion financière peu orthodoxe entre le Trésor, les banques et d’autres entreprises publiques :

  • Faute de liquidités, le Trésor remet des chèques de 3.091 millions de dinars à l’Office des Céréales mais lui demande de ne pas les encaisser.
  • Incapable d’encaisser les chèques remis par l’Office des Céréales, la BNA ne peut que constater une augmentation des engagements de l’Office, qui atteignent 5.519 millions de dinars au 30 juin 2024.
  • Avec une trésorerie négative, la BNA se tourne vers la BCT pour refinancer ses avances à l’Office des Céréales à hauteur de 2.311 millions de dinars.

Ces manœuvres peuvent être tolérées si elles sont ponctuelles, de faible envergure et régularisées à temps. Malheureusement, elles sont devenues en Tunisie une véritable politique d’État, avec des répercussions macroéconomiques souvent ignorées et omises dans les rapports officiels :

  • Ces manœuvres conduisent à une sous-estimation des charges de compensation et des dépenses de l’État en général, créant ainsi des « excédents budgétaires » fictifs.
  • Le non-règlement par le Trésor de ses dettes envers les offices et autres entreprises publiques limite leur capacité à importer, provoquant des pénuries de produits sur le marché.
  • L’accroissement des arriérés entre le Trésor et les entreprises publiques pousse les banques à maintenir des taux d’intérêt élevés, car elles doivent constituer des provisions supplémentaires pour couvrir leurs avances.
  • Les refinancements par les banques auprès de la BCT des arriérés entre le Trésor et les entreprises publiques deviennent chroniques, bien qu’ils ne soient pas adossés à des opérations productives. Ces refinancements injectent ainsi dans l’économie des moyens de paiement injustifiés, exerçant une pression haussière structurelle sur le niveau de l’inflation.
  • En réalité, ces refinancements constituent des financements indirects du Trésor par la BCT.
  • En fin de compte, pour contenir l’excès de liquidités dans le système bancaire et maîtriser l’inflation, la BCT est contrainte de maintenir un taux directeur durablement élevé, largement à cause des arriérés de l’État.

L’État doit, en principe, montrer l’exemple en matière de transparence financière, qui est la pierre angulaire de la confiance. Cette transparence permet à toutes les parties prenantes de prendre des décisions éclairées, d’évaluer avec précision les risques, et de garantir une gestion responsable et optimale des ressources.

Ces arriérés devraient normalement être régularisés dans le cadre d’une loi de finances complémentaire, afin de réduire leur impact sur la trésorerie des banques, des offices et des autres entreprises publiques. En faire une politique de long terme ne ferait qu’aggraver la pression sur les taux d’inflation et les taux d’intérêt.

La comparaison des niveaux d’inflation et des taux d’intérêt entre la Tunisie et le Maroc est d’ailleurs très instructive. Alors que l’indice des prix à la consommation a augmenté de 6,7 % en glissement annuel à fin août 2024 en Tunisie, l’inflation au Maroc n’était que de 1,3 % à fin juillet 2024. De plus, le taux directeur n’a jamais dépassé 3,5 % au Maroc et se situe actuellement à 2,75 %, alors qu’en Tunisie, il reste durablement élevé à 8 %.


[1] États financiers intermédiaires – banque nationale agricole –BNA Bank

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