Le dinar est à un plus bas historique face au dollar. Il s’est négocié en fin de semaine sur le marché interbancaire des changes à plus de 3,12 dinars pour un dollar. En un an, la monnaie tunisienne a perdu plus de 13,8% de sa valeur face à la monnaie avec laquelle nous payons nos achats de produits énergétiques, de blé et d’huiles végétales (le dollar) et plus de 7,2% face à la monnaie du troisième fournisseur étranger de la Tunisie : le yuan chinois. Et, malgré une légère appréciation face à l’euro, la question qui taraude aujourd’hui la plupart des opérateurs économiques et même ceux qui ne le sont pas, est, le dinar va-t-il plonger ? Pour beaucoup, la question n’est même pas de savoir si le dinar va plonger, mais de combien ?
Des anticipations justifiées par l’évolution attendue des fondamentaux de l’économie tunisienne. La question a sa pertinence au vu de la récente flambée des prix et du taux d’inflation record attendu en fin d’année : 8,4% selon les dernières prévisions du FMI. Bien davantage lorsqu’on considère les hausses attendues cette année pour les prix mondiaux des produits de base importés par la Tunisie que vient de mettre à jour la Banque Mondiale. Une flambée qui a déjà propulsé le déficit du commerce extérieur enregistré au cours des quatre premiers mois de cette année à un niveau record. Une flambée qui n’est sans doute guère étrangère à l’attente par le FMI d’un déficit courant record à hauteur de 10,1% du PIB. La question garde toute sa pertinence au vu de l’immobilisme qui prévaut aussi bien au niveau du gouvernement que des autorités monétaires, ne serait-ce qu’au niveau de la communication, pour juguler les anticipations à la baisse du dinar.
- Plus de contre-performances que de performances.
Au-delà de ces données prévisionnelles, ce sont les signaux d’une dégradation de la situation économique du pays émis depuis le début de l’année, qui justifient les craintes. Ceux émis cette semaine par les chefs d’entreprises industrielles indiquent que la production industrielle a évolué en territoire négatif au premier trimestre de l’année. Les données relatives à la performance des industries extractives ne sont guère meilleures : baisse de -60,3% en mars (en rythme mensuel) du volume des exportations de phosphates & dérivés et de -27,1% du volume des exportations d’énergie. Au vu du strict contrôle des changes, instauré par la Banque centrale de Russie pour soutenir le rouble, il y a peu de chances que le tourisme puisse bénéficier de l’apport devenu conséquent, des touristes russes. En fait, seulement le secteur agricole offre jusqu’à présent une perspective prometteuse. En bref, plus de contre-performances que de performances.
- Laisser filer le dinar, c’est mettre de l’huile sur le feu.
Si donc, les craintes d’une dépréciation d’ici la fin de l’année sont justifiées, la question devient : comment l’éviter ? En effet, une érosion du dinar serait actuellement très malvenue pour l’économie tunisienne. Au vu des problèmes politiques et sociaux qui hypothèquent les productions des industries extractives (phosphate & dérivés, pétrole), du caractère erratique de la filière oléicole, du déclin industriel du pays et d’un tourisme dont l’attractivité est écornée par la crise politique et le risque terroriste, il n’y a qu’un bénéfice insignifiant à escompter d’une « dévaluation » accrue du dinar. Un gain disproportionné avec le surcoût induit par le renchérissement des importations. Elle est d’autant plus malvenue qu’elle ne peut qu’aggraver l’inflation importée et donc, réduire à néant les marges de manœuvre de l’État central pour réduire son train de vie et notamment, bloquer les salaires comme il s’est engagé à le faire auprès du FMI. Laisser filer le dinar c’est encourir le risque d’aggraver l’appauvrissement du Tunisien et de provoquer la révolte. Au niveau qu’elle risque d’atteindre cette année, l’inflation est comme en 1978 et en 1984, un véritable explosif.
- Se départir de leur pudibonderie à l’égard de la politique des taux d’intérêt.
Les autorités monétaires tunisiennes n’ont jamais usé comme il se doit de l’outil dont elles disposent pour influer sur le taux de change du dinar : le taux d’intérêt directeur. Son maintien à un niveau artificiellement bas (hormis le bref intermède de l’année 2016, le taux d’intérêt réel a été constamment négatif entre 2011 et début 2019) n’a guère contrarié la tendance à la baisse de l’investissement mais semble même avoir contribué à entretenir les comportements d’endettement des ménages et des entreprises tunisiennes et à favoriser le boum de la consommation des années de transition démocratique.
Plus récemment, et malgré l’exacerbation de l’inflation depuis le milieu de l’année dernière, les autorités monétaires ont persisté à jouer la stabilité en maintenant inchangé le taux directeur. Comme pendant les années 2012-2016, elles n’ont pas pris à leur juste mesure les pressions inflationnistes induites à l’époque par les hausses salariales, aujourd’hui par le choc créé par la guerre, et par le dérapage de la dépense publique.
- Actionner sans délai les outils pour influer sur le taux de change.
La Banque centrale de Tunisie ne va pas réinventer la roue. Comme toutes ses consœurs, elle ne peut mobiliser que deux outils pour influer sur le taux de change du dinar : maintenir -provisoirement en raison des circonstances très particulières que traverse le pays- le contrôle de la quantité de monnaie échangée sur le marché des devises avec une dose de vigilance renforcée et, deuxième outil, procéder à une hausse substantielle de son taux directeur assortie d’une hausse encore plus importante du taux de rémunération des placements en devises.
C’est du reste ce que sont en train de faire toutes les autres banques centrales du monde. Alors que l’inflation est importée, alimentée par la hausse des prix des importations induites par le dérèglement de l’ordre géopolitique mondial (Covid-19, guerre russo-ukrainienne, rivalité Chine-États-Unis, etc.), la politique conduite pour réduire son impact sur l’économie et pour réduire la facture pétrolière, consiste à, sinon favoriser l’appréciation de la monnaie, du moins d’empêcher sa dépréciation.
- Pas de redressement économique sans mesures audacieuses et douloureuses.
Empêcher une dépréciation du dinar par une action énergique sur les taux d’intérêt est, compte tenu du contexte macroéconomique très particulier que traverse la Tunisie en ce moment, le plus sûr moyen d’agir pour lutter contre l’inflation et limiter l’appauvrissement du Tunisien. Dans le contexte politique trouble et incertain que traverse le pays, la hausse des taux d’intérêt ici préconisée, a certes un coût ; mais un coût bien moindre que celui qui résulterait d’une « dévaluation » du dinar. En politique économique, le choix est constamment entre un mal et un moindre mal. C’est sans doute pourquoi elle a été marquée par l’immobilisme depuis la « Révolution ». Face à la défaillance de l’État central, la BCT reste une institution solide et respectée. Elle se doit aujourd’hui de se départir de sa pruderie et de sa retenue pour agir avec audace. Qu’on ne s’y trompe pas, le redresse- ment économique tunisien passe désormais par des mesures audacieuses mais douloureuses.
*Billet paru sur Eco-Week du même auteur, et publié avec son accord