AccueilInterviewTunisie : « Une situation politique désastreuse et une ANC coupable d’abus...

Tunisie : « Une situation politique désastreuse et une ANC coupable d’abus de pouvoir», dixit Kamel Ayadi

La situation politique de la Tunisie, les travaux de l’Assemblée nationale constituante (ANC), la lutte contre la corruption ainsi que les mécanismes pour la dévoiler et la prévenir la corruption, autant de thème au centre d’une interview exclusive accordée par Kamel Ayadi, expert international en matière de stratégies et politiques de lutte contre la corruption et président fondateur de la commission international de la lutte contre la corruption à Africanmanager. Interview :

Quel est le statut de la Tunisie en matière de la corruption ?

Si l’on s’en tient au classement de la Tunisie dans les rapports internationaux, on peut dire que notre pays se situe dans une position qui est loin d’être déplorable, comparée que ce soit aux pays de la région MENA ou encore aux pays émergents. Dans le dernier rapport annuel de Transparence International, la Tunisie est classée huitième sur vingt pays arabes et première par rapport aux pays du Maghreb, selon l’Index de la Perception de la Transparence. Au niveau mondial, elle est classée 75ème sur un ensemble de 176 pays. Les résultats de Transparence International convergent, à quelques différences près, avec ceux d’une autre organisation, en l’occurrence le Projet Mondial de la Justice qui classe la Tunisie, selon l’Indice de l’Autorité de la Loi .Cet indice offre, entre autres, une appréciation du niveau de la perception de la corruption et présente la Tunisie comme un pays moyennement corrompue.

Cependant, il ne faut pas se limiter aux évaluations des rapports internationaux pour restituer la réalité complexe de la corruption. La lecture des rapports doit être complétée par la perception que nous nous faisons, nous autres Tunisiens, de la situation de la corruption. Les Tunisiens sont les mieux à même de dire s’il y a plus ou moins de corruption qu’avant. Chaque citoyen, de par son implication dans la vie collective, constitue une source d’information et un indicateur de la réalité de ce fléau, sans compter les observateurs avertis qui sont proches de la gestion des deniers publics et qui offrent des informations précieuses sur ce fléau.

Mais là aussi, il faut se méfier, car la perception partagée d’un phénomène peut être faussée par les manœuvres de diversion et les pratiques d’instrumentalisation de la thématique de la corruption. Dans un environnement caractérisé par une forte compétition politique, une liberté d’expression avec une grande vitesse de circulation de l’information, l’opinion publique est souvent en proie à la manipulation et à l’agitation. La perception collective se nourrit aussi de l’intox amplifiée et de l’information tendancieuse.

Pensez-vous que la situation de la Tunisie en termes de corruption s’est améliorée après la Révolution ?

Je pense que les foyers de la corruption ont augmenté par rapport à la situation avant la révolution. Il y a sans aucun doute plus de niches, plus de tentation à la corruption, moins de contrôle, plus de laxisme et, par conséquent, plus de cas de corruption. Ceci était attendu. La corruption a tendance à augmenter dans les pays qui se trouvent en situation de post-révolution ou post-conflit. Il y a ce qu’on appelle la course vers les nouvelles situations de rente. Dans une dictature, les pouvoirs sont concentrés entre les mains d’une minorité. L’éclatement des pouvoirs oligarchiques favorisent l’émergence de nouvelles constellations d’influences qui vont chercher à se positionner, à reproduire les mêmes pratiques et tirer profit de leur position. Les gens ont parfois tendance à dénoncer la corruption, non pas par principe ou parce que ce fléau est dangereux pour le pays, mais tout simplement parce que la corruption profite aux autres. Cette expression de frustration, une fois exaucée, pourrait se transformer en une forme de cupidité sans limite.

Néanmoins, même si la corruption est plus répandue, il est difficile d’affirmer qu’elle a augmenté en volume. La démocratie et la liberté d’expression érodent le sentiment d’impunité et favorisent la dissuasion des grandes formes de corruption, sans les éliminer entièrement.

Peut-on disposer de quelques chiffres sur la corruption ?

La corruption n’est pas estimée sur la base des données empiriques dans les rapports qui traitent de cette question. Elle est toujours évaluée sur la base de la perception. La corruption est un phénomène sournois, difficile à chiffrer et difficile à découvrir et encore moins à prouver. D’une manière générale, et d’après la Banque Mondiale, la corruption peut ajouter jusqu’à 10% des coûts finaux des biens et services et jusqu’à 25% des coûts de contrats des marchés publics.

Vous aviez parlé auparavant de 119 mécanismes pour dévoiler et prévenir la corruption seront présentés au nouveau gouvernement, aux partis politiques et à l’Assemblée Nationale Constituante, peut-on en connaître quelques outils ?

Les mécanismes de prévention de la corruption sont de plus en plus connus. Il s’agit essentiellement des bonnes pratiques au niveau international. Il y a eu une avancée remarquable, pendant les dernières années, en matière de gestion de l’intégrité et de prévention de la corruption dans le monde des affaires. Que ce soit en Europe ou aux Etats- Unis, de plus en plus d’entreprises ont adopté des politiques ‘zéro tolérance’ .Elles ont intégré des mécanismes dans le management pour prévenir, détecter et traquer la corruption.

Au niveau normatif, il y a de plus en plus de réglementations qui incitent, d’un côté, et poussent, de l’autre côté, les entreprises à mettre en place ce genre de mécanismes. L’étau se resserre autour des corrompus, à telle enseigne que beaucoup de multinationales ont tourné totalement le dos au levier de la corruption pour remporter des contrats et des marchés. Sans être trop optimiste, je crois que l’avenir est pour le ‘’clean business’’. Il ya eu tout récemment une loi anglaise très novatrice en la matière. Cette loi a institué, pour la première fois, ce que l’on appelle le délit de ‘’défaut de prévention’’. C’est à dire une entreprise qui ne déploie pas des mécanismes de prévention, selon les meilleures pratiques, pourrait être poursuivie en justice. Cette loi s’applique, selon le principe de l’extra-territorialité, aussi bien aux entreprises anglaises, qu’à toutes celles qui ont des affaires, même juste un compte bancaire ou une filiale, sur le territoire anglais. Parmi les mécanismes, on peut citer l’institutionnalisation des enquêtes de probité (due diligence), les pratiques de délation, les politiques de cadeaux, les déclarations préalables des conflits d’intérêts, assorties de suivi et de traçabilité, le déploiement des démarches éthiques, la formation et l’éducation à l’éthique, la diffusion de la culture de l’intégrité, la séparation des fonctions incompatibles, la conduite des tests éthiques, lors des nouveaux recrutements, la radiation et la radiation croisée (blacklisting )etc. Notre organisation possède l’expertise nécessaire pour assister les entreprises qui désirent s’inscrire dans ce genre de démarche. Nous dispensons également des cours de formation aux professionnels qui en ont besoin.

La corruption pourrait-elle vraiment disparaître totalement de la Tunisie ?

Ceci est impossible. Même dans les pays leaders qui enregistrent des scores très élevés dans les classements internationaux, il existe encore des formes de corruption. On entend de temps en temps des scandales liés à la malversation. Les pays les plus clean sont les pays scandinaves, Singapore, l’Australie, le Japon, ensuite les pays de l’Europe centrale, de l’Amérique du Nord. L’avancée réalisée par les pays leaders en matière de circonscription de la corruption par rapport aux autres pays de l’Europe et de l’Amérique du Nord, réside dans le facteur intégrité et éthique individuelles .Tous ces pays ont adopté les mêmes garde-fous en termes de réglementations et de pratiques anti-corruption. La différence réside dans le niveau d’intégrité individuelle qui est élevé dans ces pays-là.

Comment peut-on instaurer une culture de la lutte contre la corruption en Tunisie à laquelle vous avez appelé ?

Une politique se construit autour de deux axes principaux. Le premier axe est celui de la conformité par rapport à un certain nombre de règles juridiques, et de bonnes pratiques de management, le second axe est celui de l’éthique et de l’intégrité individuelle. Le droit qui, du reste, est indispensable pour l’institution des bonnes règles, ne suffit pas pour minimiser à son niveau le plus bas la corruption. Il faut aussi travailler en direction du renforcement de l’intégrité et l’éthique individuelle par l’éducation et la formation. L’éthique est, de nos jours, sur le plan international, une compétence qu’on enseigne aux professionnels. D’ailleurs, les entreprises qui adoptent des programmes de conformité pour la prévention de la corruption commencent d’abord par la mise en œuvre d’un certain nombre de règles et de procédures, ensuite procèdent progressivement par l’allègement du contrôle afin de substituer la culture du respect des principes éthiques et des valeurs à celle des règles.

Dans notre pays, on a tendance à sacraliser la règle juridique et à apprécier les cas de corruption en termes d’écarts par rapport à la loi et non pas par rapport à une norme éthique et de déontologie professionnelle. Le champ de l’éthique et plus vaste que celui du droit et offre, par conséquent, un référentiel pour l’orientation des comportements des individus. On peut être corrompu tout en étant conforme à la loi. Ce n’est pas le cas quand il s’agit d’éthique. Toute corruption est une transgression de la norme éthique.

Qu’est ce qu’on peut dire sur ce qui se passe actuellement à l’ANC ?

Ce qui s’est passé à la constituante, au regard de la décision prise d’augmenter les salaires des constituants offre un exemple très simple et concret. L’appréciation de l’acte des constituants a été confinée dans la sphère de ce qui est légal et de ce qui ne l’est pas. Il y a eu un jugement du tribunal administratif qui a établi l’illégalité de la décision, ensuite, les constituants ont voté une loi pour rester dans la légalité. L’acte de l’augmentation n’a pas été apprécié par rapport à une norme éthique .Or, le contrat qui existe entre le peuple qui a investi les constituants de ce pouvoir décisionnel, est un contrat moral et éthique, c’est à dire de faire les choses en conformité à la légalité, mais aussi et surtout à la morale. Donc, ce sujet doit être évalué également à l’aune de la déontologie professionnelle. Comment une autorité peut-elle décider elle-même des ses propres avantages et émoluments ? Imaginons que les pouvoirs législatif ou exécutif ou aussi si on étend la logique aux autres corporations soient investis du même pouvoir ? Comment, dans ce cas, peut-on éviter les dérives et les appétits ? Nous sommes dans un cas d’abus de pouvoir, si ce n’est juridique, il est au moins d’ordre moral et éthique. Dans la tradition éthique ancienne de notre pays, la valeur de la prestation n’est pas fixée par celui qui la fournit, mais plutôt par celui qui en bénéficie, ou au moins par un consensus. Comment les constituants acceptent-ils de facturer à la Nation le coût d’une prestation au prix qu’ils croient eux-mêmes valoir, sans se soucier de la manière dont cette prestation est perçue par ceux-là mêmes qui les ont investis de ce pouvoir. Comment ne se sont-ils pas souciés du fait que l’opinion publique, ou une partie du moins, perçoit certains constituants comme des laxistes , absentéistes, incompétents, sans dire plus. Je ne porte pas de jugement, car, ce serait non éthique de ma part. Je pose simplement des dilemmes éthiques qui méritent réflexion.

Peut-on parler d’une corruption en matière de financement des partis politiques ?

C’est là où le bât blesse vraiment. De même qu’il y a de bonnes pratiques au niveau international pour prévenir la corruption dans le domaine des affaires, il y en a aussi des pratiques similaires très strictes pour prévenir la corruption dans le domaine politique. En Tunisie, le décret loi du 24 Septembre 2011 relatif au financement des partis politiques n’a rien à envier à la réglementation internationale. Malheureusement, les pratiques sont aux antipodes de la loi dans ce domaine. Tant que les dirigeants des partis politiques ne se sont pas conformés à la norme juridique dans ce domaine, ils seront en très mauvaise posture pour fustiger les corrompus dans d’autres domaines.

Qu’est ce que vous pensez de la situation politique de la Tunisie, notamment après 2 ans de la Révolution ? Est-on sur la bonne voie ?

Je ne suis pas de nature à céder au désespoir, car, je crois que, de la même manière que l’impuissance et l’incapacité s’installent d’abord dans les esprits puis se propagent vers les organes, le pessimisme rend les gens inopérants et incapables de changer les choses. C’est la suprématie de la pensée positive qui fait que le plus important n’est pas ce que nous subissons, mais la manière dont nous le ressentons. Si ce n’était ce tempérament, je dirais que la situation est très critique, voire même désastreuse .Tous les indicateurs ou presque sont en déclin. C’est peut-être normal après une révolution, mais le plus inquiétant, ce n’est pas la situation économique qui peut être redressée, ou aussi les défis de chômage, c’est surtout le phénomène du rejet de l’autre et celui de l’intolérance qui risquent de ne pas être des phénomènes conjoncturels en rapport avec la transition, mais qui risquent de devenir structurels. Le campement autour de positions et de valeurs qui ne soient pas universelles et le rejet de l’autre qui s’enracinent dans une société peuvent être une source de conflit durable. Les pays qui ont réalisé des percées économiques et scientifiques, pendant les dernières années, ont eu des élans remarquables au niveau de la tolérance et de l’acceptation de l’autre et une forte cohésion sociale. On est encore loin, plutôt, j’ai l’impression que nous prenons le chemin inverse.

Khadija Taboubi

- Publicité-

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Réseaux Sociaux

108,654FansJ'aime
480,852SuiveursSuivre
5,135SuiveursSuivre
624AbonnésS'abonner
- Publicité -