Va-t-on vers la cantonisation des richesses naturelles, surtout minières de la Tunisie, un pays peu gâté par la nature (ressources, cela s’entend) où les égoïsmes territoriaux commencent à s’exprimer, soutenus par la violence et, fait gravissime, relayés par les hommes politiques ? Des voix, de bords opposés, sont en train de s’élever pour demander que soit attribuée aux habitants de région de Gafsa une part fixe des revenus de la production du phosphate.
Si larvés et insidieux qu’ils soient, ces appels, eu égard surtout à ceux qui les lancent, le chef du mouvement Ennahdha, Rached Ghannouchi, et le chef du groupe parlementaire de Nidaâ Tounès, Soufiène Toubel, doivent être regardés comme une incitation à la sécession économique et un très fâcheux précédent qui ne manquera pas d’être suivi par d’autres régions productrices de ressources, soit énergétiques, agricoles ou autres. Dans pareille configuration, il ne pourrait point être reproché aux habitants du Sud de revendiquer leur part de la production pétrolière et gazière, ceux du Nord, la leur au titre de la production agricole, et ainsi de suite…Au point que les gouvernorats qui en sont dépourvus iraient se vouer à d’autres saints…à coups de protestations, de troubles, de violences et d’actes innommables.
Les Ghannouchi, Toubel, et avant eux Moncef Marzouki, Ammar Amroussia, ont-ils eu la lucidité et la fibre patriotique de mesurer les conséquences de semblable préconisation ? Des ressorts de basse politique, voilà, c’est tout, et rien d’autre ! Car, la Tunisie, meurtrie par les affres d’une économie vacillante, une croissance à peu près nulle, un chômage exponentiel, et guettée par un « automne de la colère », ne peut pas se permettre d’y ajouter des convulsions territoriales dont le coût sera payé comptant et au prix fort. On a peu vu d’antécédents à une telle initiative sauf dans les Etats dits faibles ou défaillants où les pouvoirs publics manquent à remplir leurs missions et obligations envers leurs citoyens, et dont l’autorité est peu ou pas respectée. Et il doit sembler à tout le moins incongru qu’il en soit question dans une Nation acquise, malgré les péripéties et les contingences, au vivre ensemble, à la solidarité, à la cohésion et à l’unité.
L’essence de la politique, c’est de rassembler. Une norme cardinale que les deux partis prépondérants de l’échiquier politique tunisien donnent la nette impression d’avoir feint d’oublier, mus très vraisemblablement par de nébuleux desseins plus proches de la démagogie et d’une artificieuse bienveillance à l’égard du bassin minier et de ses habitants que de l’exercice politique sain et convenu. Un achoppement de plus pour le gouvernement balbutiant de Youssef Chahed déjà assailli par un maquis d’écueils auxquels il est en peine de trouver ni d’imaginer ne serait-ce qu’un début de solution. Déjà, et empêtré qu’il est dans la sempiternelle crise du phosphate dans les mines de Gafsa, il semble avoir capitulé devant les revendications qui s’y relaient sans répit, en acceptant contre toute logique commerciale et économique des milliers de recrutements qui viendront lester encore plus les entreprises publiques qui y exercent. Lui refiler une patate chaude comme celle que Ghannouchi, Toubel et consorts viennent de proposer reviendrait à l’assommer.
L’Etat-nation battu en brèche !
Par-delà l’entaille économique et sociale que causera sans doute l’appel à attribuer au bassin minier une part des revenus provenant de la production de phosphate, c’est la cohésion des Tunisiens qui s’en ressentira le plus lourdement. L’un des acquis nés de l’Indépendance du pays est l’émergence de l’Etat-nation dont l’émergence d’une autorité fondée sur une souveraineté émanant de citoyens qui forment une communauté soudée à la fois politiquement et économiquement. Une architecture qui a vocation à mettre en œuvre des dispositifs qui sont utiles au plus grand nombre, par des mécanismes de mutualisation et de redistribution, et de promouvoir toutes les politiques qui permettent de lutter contre les inégalités et de répandre le développement en toute équité.
On préfèrerait à cette production de l’esprit sortie du chapeau de Ghannouchi et Toubel plutôt des modèles qui s’appuient sur des savoirs locaux et la mobilisation d’une vaste gamme de ressources qui peuvent potentiellement interrompre les violences et les désordres, tout en permettant aux communautés de se stabiliser et de recouvrer leurs forces. L’État, qui bien souvent est autant une partie du problème que de sa solution ne peut pas, cependant, demeurer le seul vecteur et l’ordonnateur du développement et de la croissance pour les communautés vulnérables. C’est sans doute la recette la plus avérée qui puisse permettre au bassin minier de tirer parti des ressources qu’il abrite sans passer par cette forme que l’on veut de discrimination positive alors qu’en fait, elle sème les germes de la sécession économique.