« Trois mois après les élections législatives et présidentielles, la Tunisie n’a toujours pas de gouvernement. Habib Jemli n’a pas réussi à obtenir la confiance du Parlement. S’affichant comme « indépendant », il est en fait membre du parti islamiste Ennahdha et n’est qu’une marionnette de son chef Rached Ghannouchi…. déterminé à contrôler la plupart des ministères clés, notamment par le biais de nominations de personnes de petite envergure et sans expérience politique ». Ce portrait sans nuance est brossé par Francis Ghilès, chercheur associé principal au Centre des affaires internationales de Barcelone (CIDOB), et l’un des spécialistes reconnus de la Tunisie et de ce qui s’y passe.
Evoquant ce qui attend le prochain gouvernement [ à la formation duquel s’attelle Elyès Fakhfakh], Ghilès parle du défi de dire au peuple « la vérité économique, nue et incommode », alors que l’État n’a pas été en mesure de libérer des ressources pour l’investissement. La lutte contre la marginalisation de l’arrière-pays oriental et méridional, la pauvreté et la corruption, et le délabrement croissant de certains services publics comme les hôpitaux, nécessitent des investissements publics. La corruption, autrefois limitée à un cercle restreint autour de la présidence, s’est répandue comme un cancer pour toucher l’ensemble du pays. Cela va de pair avec une hausse des impôts qui a certainement amélioré les recettes fiscales en 2019 mais qui, conjuguée à des impôts sur les sociétés parmi les plus élevés d’Afrique, rend le pays peu attrayant pour les investisseurs autres que les investisseurs offshore.
Prêter aux riches
Contrairement aux apparences, le secteur du tourisme, tant vanté, pourrait bien contribuer négativement au PIB. Le grand nombre de prêts bancaires non performants accordés à ce secteur a un impact négatif sur les bilans des banques. Il les empêche de prêter aux jeunes entrepreneurs – mais le sujet est tabou à Tunis. La plupart des banques privilégient leurs clients traditionnels, souvent endettés, et ignorent une jeune génération d’entrepreneurs. Préférant prêter aux riches et pour la consommation, elles sont complices d’une classe politique qui sacrifie la jeune génération, en particulier les jeunes entrepreneurs ambitieux qui souhaitent lancer des projets de petite ou moyenne taille.
Et Francis Ghilès de poursuivre : « Tout gouvernement qui est le résultat d’un accord entre Rached Ghannouchi et Nabil Karoui de Qalb Tounès suggérerait que nous sommes dans le même genre de compromis boiteux, pour ne pas dire sordides, qui ont caractérisé le mariage de raison entre Nidaa Tunes et Ennahda pendant les quatre ans et demi de présidence de feu Beji Caid Essebsi, décédé il y a six mois. Le soutien apporté par les députés de Qalb Tounes à l’élection de M. Ghannouchi à la présidence du parlement à l’automne dernier contredit l’engagement souvent répété de M. Karoui de ne pas coopérer avec son ennemi juré. M. Ghannouchi a rapidement avancé le nom de M. Habib Jomri, mais le Premier ministre désigné ressemblait un peu à un lapin sorti d’un chapeau, personnage « incolore, inodore et sans saveur politique », selon un observateur chevronné de la scène politique tunisienne ».
Des « dehors raisonnables » !
Les dirigeants d’Ennahda ont longtemps cherché à présenter des dehors et un visage public « raisonnable » et à agir par procuration en désignant des personnes peu expérimentées et inconnues d’un public plus large,, rappelle Ghilès, citant la tentative de contrôler l’appareil gouvernemental tout en distribuant des prébendes à leurs ses propres partisans afin de faire taire les dissidents qui, dit-il, semble avoir atteint ses limites. « Le maître des marionnettes Ghannouchi se retrouve avec des karakuz (marionnettes ottomanes) dont les ficelles sont brisées. Le système accélère rapidement la dégradation des services publics, où le moral est déjà au plus bas. Nidaa Tounes a abusé de ce type de démagogie sous l’égide du fils du défunt président, Hafedh Caid Essebsi, qui est en fuite en France, trop effrayé pour se retrouver dans les filets de la justice ».
Le peuple tunisien accorde à Kais Saied le bénéfice du doute, ce qui est compréhensible, note Ghilès, mais « il est inexpérimenté et, s’il a pu faire rêver ses électeurs, il devra bientôt concéder que la formulation de la politique économique et sociale ne fait pas partie de ses attributions constitutionnelles ». Va-t-il convoquer de nouvelles élections ? Si Ennahda réussit à se rendre indispensable au bon fonctionnement d’un système qui fonctionne à son avantage, le « système » pourra peut-être gagner du temps, mais pas pour longtemps. Les limites de la redistribution lorsqu’il y a peu de richesses supplémentaires à redistribuer se rapprochent rapidement.
Le chemin vers la démocratie est long et ardu : il est difficile de savoir si les élites politiques tunisiennes ont l’esprit, l’ambition, la vision même d’aller de l’avant avec audace. Si la corruption croissante et les niveaux insoutenables de la dette extérieure ne sont pas maîtrisés, le risque d’une augmentation beaucoup plus sanglante qu’il y a neuf ans est imminent, conclut sur le ton de l’avertissement Francis Ghilès.
Traduction & synthèse : AM