La Tunisie était déjà en crise complexe (politique, économique et financière), bien avant la guerre de la Russie en Ukraine. Une guerre, faut-il le dire, sur fond de volonté d’expansion de l’OTAN, et de peur de l’un des deux gros restes de l’ancien bloc communiste d’être réduit en peau de chagrin, encerclé par l’Alliance Atlantique militaire dont l’Europe est un acteur majeur, quoique ne servant qu’à « tirer les marrons du feu avec la patte du chat » pour les Américains, comme disait De la Fontaine.
- Quid de cet engagement de la Tunisie auprès de l’OTAN ?
C’était à l’occasion de la visite d’État effectuée par le président Béji Caïd Essebssi à Washington que la Tunisie et les Etats-Unis avaient procédé, le 20 mai 2015, à la signature d’un mémorandum d’entente d’après une dépêche à la TAP.
Ce mémorandum stipule, notamment, la mise en place d’une commission économique regroupant les secteurs public et privé relative aux deux pays, afin d’examiner les possibilités de promouvoir les échanges commerciaux bilatéraux.
Le 9 juin 2015, le secrétaire général adjoint pour les affaires politiques et la politique de sécurité, l’ambassadeur Stamatopoulos, s’est rendu en Tunisie. En discussion, « la mise en application du programme individuel de partenariat et de coopération OTAN-Tunisie, qui porte notamment sur la lutte contre le terrorisme, la planification civile d’urgence, la réforme de la défense et la planification de défense, la coopération militaire, la cyberdéfense, la diplomatie publique et la science au service de la paix et de la sécurité », selon un communiqué de l’OTAN.
Sept ans après, force est de constater que cette alliance n’a rien apporté à la Tunisie sauf un droit d’ingérence à peine voilé, et un flanc ouvertement exposé aux pressions, des USA, de l’Europe, et une aide économique et financière qui devient franchement instrument de cette pression pour un retour forcé à l’islamisme politique, et au moins la réinstallation d’une démocratie à l’occidentale. Cela, sans oublier qu’à cause de cette alliance, la Tunisie paie désormais le lourd tribut du pain (ar), pour la guerre d’une OTAN dont les objectifs en Tunisie sont loin d’être économiques ou de bon impact social.
Directeur du Centre d’études et de recherches sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam) à Genève, Hasni Abidi disait d’ailleurs sur RFI, que « il est illusoire de croire que c’est une récompense pour le parcours démocratique de la Tunisie, parce que les Américains, ce n’est pas ça leur souci majeur », pour expliquer cette évidence géostratégique. « C’est la disponibilité de la Tunisie à traverser les difficultés de terrorisme et à avoir des facilités à l’intérieur même de ses frontières pour les Américains et pour l’Alliance atlantique. Choisir Tunis, c’est finalement choisir le Maghreb. Ils sont très proches de la Libye, où ils ont des difficultés importantes après l’assassinat de leur ambassadeur à Benghazi. » ajoutait-il
« La réduction brutale des expéditions de céréales de la steppe occidentale s’est heurtée à une crise politique préexistante d’un ordre différent (…). Après l’invasion russe, les boulangeries tunisiennes – dont la moitié des importations de blé et de céréales proviennent d’Ukraine – ont fermé faute de farine. Lorsque l’ampleur des pénuries est devenue évidente, le gouvernement a incriminé les « fausses nouvelles » concernant l’approvisionnement alimentaire. La Tunisie connaît actuellement probablement la pire pénurie alimentaire du Maghreb, ce qui est d’autant plus inquiétant que le Maroc connaît actuellement sa pire sécheresse depuis des décennies et devrait perdre plus de la moitié de la récolte céréalière de cette année. Saied a accusé ses adversaires de « semer les graines du chaos » », écrivait récemment le « London Review of books ».
- Le crapuleux chantage, à peine voilé, de l’Europe !
En rappelant tout cela, il s’agit moins d’attaquer les liens économiques et financiers de la Tunisie avec l’Europe (80 % des exportations et des milliards d’euros d’aide), et encore moins de nier l’urgence des réformes pour une Tunisie qui n’aurait même pas dû attendre les bailleurs de fonds pour les faire. Il s’agit plutôt de crier haro sur la manière et le timing choisis par l’Europe pour demander à la Tunisie une mise à jour de son modèle sociopolitique, pour qu’il devienne Occident-compatible.
Avant Marcus Cornaro, Patrice Bergamini n’y allait pas de main morte et n’avait pas peur d’essayer de monter la jeunesse tunisienne contre son élite économique, pour essayer de forcer alors la signature de l’ALECA par la Tunisie à l’agriculture très fragile et sans aucune contrepartie en matière de liberté de déplacement, qui était au cœur même de sa mission en Tunisie.
Bergamini parti travailler avec un groupe familial français, comme il en dénonçait l’existence en Tunisie, c’est l’autrichien Marcus Cornaro qui prend sa place, pour continuer la même politique européenne du « push in the bush » de l’européanisation du modèle politique de la Tunisie.
« Une transition socio-économique réussie permettra d’ancrer davantage les liens économiques qui existent déjà entre les partenaires tunisiens et européens » a déclaré l’ambassadeur de l’Union Européenne en Tunisie Marcus Cornaro à l’agence de presse gouvernementale Tap. Et selon lui, « l’enveloppe proposée de 4 milliards d’euros pour les six ans à venir (d’ici à 2027), vise notamment, à appuyer la vision du Gouvernement pour cette transition », dit encore Cornaro qui fait ainsi jonction entre aide et transition, sans oublier chaque fois de faire étalage de toute l’aide européenne pour la Tunisie.
Pour que les IDE européens augmentent en Tunisie, l’ambassadeur Marcus demande « de réformer le cadre réglementaire de l’investissement, la fluidification des services bancaires et la réforme de la réglementation de change, ainsi qu’un cadre fiscal et de protection sociale prévisible, équitable, à travers un système équilibré entre incitations et contrôle ». Ce sont, en quelque sorte, « les conditions du célibataire pour la veuve » ou en dialecte tunisien « شرط العازب على الهجالة ».
C’est certes ce que devrait faire la Tunisie de son propre chef pour mieux intégrer un espace économique et financier dont elle dépend, si elle en avait les moyens financiers et si elle pouvait en supporter les coûts sociaux. Le dire aussi crûment, c’est cependant faire du politiquement et du diplomatiquement incorrect pour un ambassadeur !