Presque 48 heures après le remaniement ministériel, les choix opérés par le chef du gouvernement, Youssef Chahed (in fine c’est lui qui va assumer, en dépit de l’attelage des signataires du Pacte de Carthage qui a pesé lourd), nous paraissent toujours aussi étranges, incompréhensibles, illisibles. Pourtant on s’est bien creusé les méninges depuis ! Du vieux avec du neuf ? Un changement ? Un changement dans la continuité ? On s’y perd… et on y perd son latin, son arabe, tout ce que vous voulez. Mais s’il y a une chose qu’on a comprise et qui saute aux yeux : Tout le monde, du moins les instigateurs du fameux Document de Carthage, a été servi. Mais le pays, qui est censé être la motivation de toute cette affaire, a-t-il été servi ? C’est une question à laquelle, très objectivement, il nous est impossible de répondre pour le moment, par l’affirmative ou la négative. Alors, par honnêteté intellectuelle, nous ne verserons pas dans les anathèmes, les jugements de valeur, les procès à priori, même si c’est très tentant au vu du plat présenté par Chahed et au regard de ce qu’on en attendait. Nous éviterons les sentiers de la prospective pour nous borner à l’état des lieux de ce qu’on a sous les yeux. La scène présente suffisamment d’éléments, pas très rassurants du reste…
Ces Messieurs et Dames du pacte de Carthage avaient tous fixé à Chahed des lignes rouges, lui avaient adressé des consignes, avaient formulé des doléances et parfois même agité des menaces. Alors le chef du gouvernement s’est dépatouillé comme il a pu, pour opérer une tambouille politicienne dont seuls les initiés ont la recette. Mais nous, vu d’ici, ce qu’on a compris c’est que l’UGTT et l’UTICA, et un peu le président de la République, Béji Caid Essebsi, ont obtenu un morceau de ce qu’ils demandaient : Un gouvernement de compétences. Les organisations nationales devront se contenter de Touafik Rajhi, propulsé aux Grandes réformes, aux côtés de Chahed, et de quelques autres secrétaires d’Etat qu’on peut vaguement qualifier de technocrates. Nidaa Tounes réclamait les têtes des ministres de l’Intérieur et de la Défense, pour d’obscures raisons, Chahed s’est plié, contre toute logique. En effet le pays n’a jamais été aussi sûr ces dernières années, avec zéro pépin sécuritaire majeur depuis les carnages du Bardo et Sousse, en 2015. Alors pourquoi avoir fait sauter Hédi Majdoub et Farhat Horchani ?? Mystère. Ennahdha s’est agité pour imposer un mini remaniement, de crainte que ses poulains, qui n’ont pas brillé par leurs résultats, soient emportés par la vague. Au final Rached Ghannouchi et les siens ont eu ce qu’ils voulaient, et même mieux ! En effet les portefeuilles très stratégiques et décisifs pour la Tunisie de l’Investissement, de la Coopération internationale et du Développement dans l’escarcelle de Zied Ladhari, c’est une sacrée promotion. Idem pour Imed Hammami, qui hérite du ministère de l’Industrie, qu’occupait Ladhari. Pourtant si Chahed a estimé nécessaire de les faire bouger, c’est parce que, du moins logiquement, ils n’ont pas apporté satisfaction là où ils étaient. Là aussi la logique voulait qu’ils soient éjectés du gouvernement. Mais voilà, il y a l’épouvantail du vote sanction d’Ennadha qui attendait au tournant. Alors Chahed a flanché, mangeant par là même blanc…
« Le gouvernement de la dernière chance »
Le chef de l’Etat, Béji Caid Essebsi, a dit beaucoup de choses dans son entretien avec Assahafa Al Yawm et La Presse, paru le mercredi 06 septembre 2017. Beaucoup trop peut-être, prenant des risques politiques certains, notamment en flinguant son allié Ennahdha et en pariant sur le retour au bercail des électeurs, surtout les électrices, qui l’ont lâché pendant la traversée, courroucés par son alliance avec les islamistes. Stratégie payante ? Rendez-vous aux prochaines municipales, mais plus encore aux élections générales de 2019. Pour le moment ce qui retient surtout notre attention dans ce qu’a dit BCE, c’est le fait que la nouvelle équipe de Chahed est « le gouvernement de la dernière chance ». Il ne croit pas si bien dire…
Le chef du gouvernement, pour la grande majorité des citoyens, a gagné son premier galon d’homme d’Etat en croisant le fer avec les gros poissons de la contrebande et des réseaux de la corruption. Il devait entamer la charme vers son deuxième galon avec ce remaniement, mais au vu de l’accueil froid réservé par les citoyens à ses nouveaux collaborateurs, la manoeuvre est un peu ratée. Bon, cela ne présage nullement des défaites sur les fronts qu’il a mis en avant – terrorisme, corruption, chômage et disparités régionales -, mais reconnaissons tout de même qu’il est mal embarqué. L’adhésion populaire, dès le départ, ça compte énormément car c’est ce qui bâtit le capital de confiance permettant d’entrainer les énergies, toutes les énergies, et de soulever les montagnes que la Tunisie a devant elle. Alors oui : Pour Chahed cette fois ça passe ou ça casse. Il n’y aura pas d’autre fenêtre de tir. Mais pas que pour lui, pour celui qui l’a mis en selle également : le président de la République. Chahed joue certes son avenir politique dans cette affaire, mais son Premier mentor joue son héritage politique, son legs pour la postérité, un sujet de la plus haute importance pour le locataire du palais de Carthage…
Enfin le pays aussi joue gros, très gros même. Quand tout ce beau était en train de festoyer autour des maroquins ministériels, il a perdu de vue, un instant, la situation de la Tunisie, qui d’ailleurs lui a valu la sévère sanction de l’agence Moody’s. Mais cette âpre réalité se rappellera très vite au bon souvenir de notre désormais élite dirigeante. Les chiffres de l’inflation, les plus mauvais depuis 2015, frappent à la porte. Il y a également l’endettement du pays, qui est monté à 66,9% du PIB, contre 60,3% du PIB en juin 2016, plus de 6 points en à peine une année. Un sujet de préoccupation majeur pour le chef du gouvernement, le Fonds monétaire international, l’Union européenne, la Banque Mondiale et tous les bailleurs qui portent à bout de bras le pays depuis ce fameux 14 janvier 2011. Cette fois Chahed n’a pas intérêt à se louper. Il devra agir vite pour conjurer les autres mauvaises notes des agences qui nous pendent au nez, autrement c’est toute la machine qui va s’enrayer…