Cinq ans après le printemps arabe, seule la Tunisie demeure sur la voie de la démocratie. Pour expliquer le succès tunisien, les chercheurs soulignent souvent le rôle de l’armée tunisienne, qui, contrairement à d’autres forces armées de la région, a soutenu la révolution du pays et sa transition vers la démocratie. Après avoir été marginalisée par l’Etat policier instauré par le président déchu Zine el-Abidine Ben Ali, l’armée est peu encline à être en atomes crochus avec le passé autoritaire de la Tunisie.
Alors que beaucoup d’encre a coulé sur la façon dont l’armée tunisienne a influencé la transition démocratique, peu a été écrit sur la façon dont la transition a influencé les militaires. Une nouvelle recherche publiée par la Fondation Carnegie pour la paix internationale et citée par le Washington Post, constate que l’armée tunisienne, longtemps marginalisée, a commencé à voir sa position s’améliorer après la révolution. Ces changements soulignent une restructuration progressive du système politique loin de l’Etat-police de Ben Ali et vers celui dans lequel les différents appareils de sécurité sont plus équilibrés. Ce rééquilibrage peut avoir des implications importantes pour la capacité de la Tunisie à faire face aux graves menaces qui pèsent sur sa sécurité, pour les perspectives de la réforme du secteur de la sécurité, et la probabilité de consolidation démocratique.
Lorsque le premier président de la Tunisie, Habib Bourguiba, était arrivé au pouvoir en 1956, les coups d’Etat en Egypte, en Syrie et en Irak l’avaient poussé à garder sa propre armée en état de faiblesse, contrebalancée par la police et la Garde nationale. Cette stratégie était défendable en Tunisie, alors qu’il y avait un mouvement de libération national largement pacifique, qu’il n’y avait pas d’armée nationale pour hériter de l’époque coloniale, et peu de menaces de sécurité externes tout au long des années 60 et 70.
La marginalisation de l’armée s’est accentuée sous le deuxième président de la Tunisie, Ben Ali. Lui-même général de l’armée, Ben Ali a brièvement flirté avec les militaires lors de son accès au pouvoir, mais une tentative de coup d’Etat militaire montée de toutes pièces par une police jalouse et le parti au pouvoir, en 1991, l’a poussé à marginaliser l’armée une fois de plus. Au cours des deux décennies suivantes, Ben Ali a privilégié la police matériellement et politiquement, en laissant l’institution militaire dans un état de sous-financement et de sous-équipement et loin du pouvoir politique. Au moment où il a été renversé par la révolution de 2011, le budget du ministère de la Défense s’élevait à environ la moitié de celui du ministère de l’Intérieur.
Equilibre rétabli entre la police et l’armée
Depuis la révolution, cependant, l’équilibre entre l’armée et la police à commencé à être rétabli. Face à des menaces de sécurité graves, les dirigeants de la Tunisie post-révolution ont été contraints de renforcer les forces armées. Le budget du ministère de la Défense a augmenté plus rapidement que tout autre ministère depuis 2011, une croissance moyenne de 21 pour cent par an. Si les tendances actuelles se poursuivent, il devra dépasser celui du ministère de l’Intérieur pour consommer la plus grande part du budget de l’Etat dans six à sept ans. L’armée a également bénéficié d’un flux régulier de nouveaux contrats d’armement et de partenariats internationaux, en particulier avec les États-Unis, qui ont triplé leur aide militaire à la Tunisie en 2015.
Accompagner la montée de la puissance militaire de l’armée est synonyme d’une plus grande influence politique. Alors que la Tunisie a migré vers un régime parlementaire, la gestion de l’armée a été soustraite du pouvoir personnel des autocrates précédents pour être placée sous la responsabilité partagée entre le président de la République et le chef du gouvernement. La rivalité institutionnelle entre ces deux branches de l’Exécutif sur l’armée a conduit chacune d’elles à nommer des conseils de sécurité et un conseiller militaire, institutionnalisant inopinément un rôle plus important pour les militaires dans les questions de sécurité nationale.
Un autre indicateur de l’importance politique croissante de l’armée tunisienne est le nombre des nominations de responsables issus de cette institution à des postes traditionnellement civils. Pendant les 23 ans du pouvoir de Ben Ali, un seul officier de l’armée a été nommé gouverneur. En seulement cinq ans après la révolution, 11 officiers militaires en activité ou à la retraite ont été nommés à la tête de gouvernorats de la République, certains pour plusieurs mandats dans différentes régions.
Alors que la puissance de l’armée s’est accrue, les gouvernants de la Tunisie ont promu les officiers loyaux. Privilégier les loyaux n’est pas une nouvelle stratégie, mais l’architecture fluctuante du pouvoir politique en Tunisie a reflété une composition démographique changeante de la haute hiérarchie militaire. Avant la révolution, les officiers supérieurs étaient le plus souvent originaires de la capitale Tunis et du Sahel – la riche région côtière, qui comprend Sousse, Monastir et Mahdia-, dont Bourguiba et Ben Ali sont natifs. Ces régions qui représentent seulement 24 pour cent de la population tunisienne, fournissaient près de 40 pour cent des officiers promus au Conseil supérieur des armées sous Ben Ali.
Cependant, les gouvernants de la Tunisie après la Révolution avaient beaucoup à gagner du soutien des régions de l’intérieur marginalisées. Dans le sillage du coup d’Etat intervenu en Egypte en juillet 2013, , l’ex président de la République, Moncef Marzouki, s’est assuré de la loyauté de l’armée en remaniant la haute hiérarchie militaire en y intégrant des officiers originaires de ces régions historiquement défavorisées, scellant la fin du favoritisme dont bénéficiaient Tunis et le Sahel.
Place croissante dans la société civile
La rupture la plus nette avec l’ère Ben Ali a été sans doute l’entrée des officiers retraités dans la robuste société civile en Tunisie. Les officiers retraités ont tiré parti de la nouvelle liberté d’association pour former un certain nombre d’organisations de la société civile, faisant du lobbying auprès du gouvernement et façonnant le débat public sur l’armée suivant leurs besoins.
Les officiers retraités ont prodigué leurs conseils lors de la rédaction de la constitution de 2014, conseillé les candidats aux élections présidentielles concernant la politique de défense, et réussi à faire pression pour faire bénéficier de la justice transitionnelle les officiers arrêtés lors de la tentative de coup d’Etat montée de toutes pièces en 1991. Ces officiers retraités de la société civile sont en train de pousser vers un certain nombre de réformes pour rendre l’armée plus efficace, notamment une politique de défense globale à élaborer par le ministère de la défense, à charge pour le Parlement de l’approuver par la suite.
Alors que les trois attaques terroristes en 2015 ont renvoyé cette question aux calendes grecques, le ministre de la Défense, Farhat Horchani a récemment renouvelé son engagement à publier un Livre blanc sur la politique de défense avec le concours de la société civile, du Parlement et de partenaires internationaux.
Une tentation putschiste nulle
Ces développements suggèrent que l’armée tunisienne, longtemps marginalisée est en train de devenir une force à part entière. » Incontestablement, les choses se sont améliorées », a déclaré le chef d’état-major retraité des armées, le général Saïd El Kateb. « Ben Ali s’est appuyé sur la police. Maintenant, chaque institution a vu ses capacités renforcées. L’armée a son importance, la police a la sienne, la garde nationale aussi. Chacune a une mission unique à remplir « .
Ce rééquilibrage entre les appareils de sécurité de la Tunisie – à supposer qu’il continue – pourrait avoir des implications majeures, et d’abord le renforcement de la capacité de l’armée à lutter contre le terrorisme. Ensuite, ce rééquilibrage pourrait signifier l’affaiblissement relatif de la puissance de lobbying de la police et potentiellement une occasion de faire pression sur le ministère de l’Intérieur pour engager des réformes internes.
Les tenants de la démocratie peuvent naturellement se méfier de l’influence croissante de l’armée dans la Tunisie nouvelle. À court et à moyen terme, cependant, un coup d’Etat militaire est peu probable étant donné que la police et la Garde nationale resteront des forces puissantes contrebalançant l’armée.
La menace potentielle qui pèse sur la démocratie en Tunisie est moins un coup d’Etat émanant des forces armées que de voir l’actuel président, Beji Caïd Essebsi, pouvoir se servir des forces armées et sécuritaires ainsi renforcées pour réprimer les Tunisiens en son nom, lui permettant de gouverner en autocrate.
La désillusion croissante sur la transition et l’aspiration d’un homme fort d’imposer l’ordre en font une possibilité distincte, mais la force de la société civile de la Tunisie et l’attachement des principaux partis politiques au consensus et au compromis laissent espérer que ce scénario restera seulement une possibilité.
Traduction assurée par Africanmanager