Petite diplomatie aux côtés des ténors sur le continent africain (la Chine, la Turquie, la France, l’Italie, le Maroc…), la Tunisie joue crânement sa chance et est de tous les combats. Tunis a les ailes coupées, rabotées par des difficultés financières sans précédent et un Budget 2018 maigrichon où il n’y a que peu de place pour les dépenses liées à la diplomatie. Mais il n’y a pas que ça qui explique la faiblesse de la Tunisie dans son continent : Il y a aussi et surtout ce qu’il faut bien appeler les années de lévitation de notre diplomatie, des décennies durant lesquelles les dirigeants du pays ont regardé avec des yeux de Chimène une Union euro-méditerranéenne qui ne viendra jamais, pas plus que les efforts pour réanimer une Union du Maghreb Arabe plongée dans un coma profond ne donneront le moindre résultat. Mais même aujourd’hui, alors que ces affaires sont consommées, que les vérités sont établies et que personne ne conteste plus la place de l’Afrique sur l’échiquier économique mondial (une moyenne continentale de 5% de croissance ces 15 dernières années), la Tunisie ne fait pas ce qu’il faut pour rattraper son retard. Le Premier ministre, Youssef Chahed, reste un casanier invétéré, cloué ici à s’occuper de problèmes domestiques – comme ces bruits sur son départ – qui ne rapportent pas grand chose au pays, alors qu’il y a tant à faire et ramasser ailleurs, sur notre continent mais aussi en Asie. Chahed ne compte que deux voyages en Afrique subsaharienne (un au Soudan en mars 2017 et une tournée en avril 2017 au Niger, au Burkina Faso et au Mali), plus une visite qu’il va faire prochainement au Cameroun. Trop peu au regard des enjeux sur le continent et par rapport à la concurrence ! Mais l’espoir est permis…
La Tunisie fait ce qu’elle peut avec les maigres moyens qu’elle a. Mais même le peu qu’elle fait paye car elle appartient, et c’est une aubaine pour elle, à un continent où les possibilités sont infinies, les ressources illimitées et les chantiers innombrables. Le berceau du printemps arabe a de bonnes chances de prospérer dans le COMESA, même s’il faudra se dépatouiller avec l’Egypte, un redoutable concurrent aux appétits grandissants en Afrique. La Tunisie est également sur de bons rails pour intégrer, un jour, la CEDEAO ; son statut de membre observateur lui ouvre déjà bien des portes, alors que dire des bénéfices que va lui apporter une adhésion pleine et entière à la communauté économique ouest-africaine ? Le ministre des Affaires étrangères, Khemaies Jhinaoui, qui était à la tête de la délégation tunisienne participant aux travaux de la réunion extraordinaire de l’Union africaine (UA), du 17 au 21 mars 2018, à Kigali, Rwanda, a paraphé l’accord instaurant la zone de libre-échange continentale (ZLEC). Jhinaoui a pris la place du président de la République, Béji Caid Essebsi, qui était trop occupé par son annonce sur… un simple toilettage de la loi électorale. Une annonce qui n’en était pas en fait, alors que l’essentiel était ailleurs, il était dans ce qui s’est joué au Rwanda : « La signature de cet accord, qui mettra les bases de la plus vaste zone de libre-échange au monde en nombre de pays (54), constituera une opportunité aux femmes et aux hommes d’affaires tunisiens d’accéder au marché africain« , indique un communiqué du ministère des Affaires étrangères publié mercredi 21 mars 2018.
Un géant en marche
On attend de cet espace – la ZLEC – qu’il dope littéralement le processus de développement et qu’il crée des emplois, par millions, par dizaines de millions, pour les jeunes du continent africain, dans la droite ligne des objectifs de développement durable et de l’agenda 2063 de l’UA. D’ailleurs les travaux se poursuivront après le sommet pour accorder les violons sur les dimensions légales de manière à mettre en forme et concrétiser l’accord en question, lequel entrera en vigueur après sa ratification par 22 états membres de l’UA.
A noter que le projet a été lancé en janvier 2012, lors de la 18e session ordinaire de la Conférence de l’UA ; à terme il va englober le marché commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA), la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE), la communauté de développement d’Afrique australe (SADC), la communauté économique des Etats de l’Afrique centrale (CEEAC), la communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’Union du Maghreb arabe et finalement la Communauté des Etats Sahélo-Sahariens.
A l’arrivée il n’y aura plus de barrières douanières entre les Etats africains, ce qui, théoriquement, n’empêchera pas les pays de définir leurs politiques commerciales nationales, tant que ça ne nuit pas au principe de libre concurrence et libre circulation des biens et personnes.
Autre objectif : Multiplier par deux le commerce intra-africain avec un gain annuel d’à peu près 35 milliards de dollars, d’ici 2021.
La ZLEC étendra ses tentacules sur un marché africain de 1,2 milliard de personnes, pesant un produit intérieur brut (PIB) de 2 500 milliards de dollars dans l’ensemble des 55 Etats membres de l’UA.
Rien que des choses très séduisantes, sur le papier. Reste à régler les problèmes conjoncturels et structurels, très nombreux, hélas.
Un géant aux pieds d’argile ?
Très souvent quand on parle de l’Afrique, on se focalise sur ses richesses, ses opportunités, ses marchés, en passant à côté de ses problèmes, ses risques, ses dangers, périls. La fin tragique de l’enlèvement des deux Tunisiens au Cameroun nous le rappelle pourtant. L’Afrique est aussi un continent où la bataille de la sécurité doit être gagnée, avant tout. Au Nigéria, pourtant 1ère économie du continent, la secte islamiste Boko Haram frappe comme bon lui semble, face à une armée complètement dépassée par les événements, et qui elle-même accentue le malheur des populations en détournant les aides qui lui sont destinées. Des islamistes qui traversent impunément la frontière et font des incursions meurtrières au Cameroun. En Afrique de l’Ouest ce sont leurs « confrères » d’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique) ou du GSIM (Groupe pour le soutien de l’islam et des musulmans) qui sèment la terreur, au Mali (où les soldats sont régulièrement fauchés par dizaines), au Burkina Faso (où ils viennent de sévir pour la énième fois), en Côte d’Ivoire… Là aussi les frontières poreuses, surveillées par des unités armées sous-équipées, démotivées et corrompues, font les affaires des groupes djihadistes. On peut aussi y ajouter les remous en Afrique du Nord, en Egypte en ce moment, en Libye… Bref, l’Afrique est un continent tourmentée à ce niveau, et sans sécurité pont de salut pour l’économie.
L’autre gros problème, avant d’envisager un espace de la taille de la ZLEC, c’est de régler les problèmes structurels des organisations régionales. Dans toutes ces communautés (CEDEAO, CEEAC, COMESA…), les biens et personnes sont censés circuler en toute liberté, pourtant les tracasseries administratives sont encore d’actualité au niveau des frontières. Moult barrières se dressent encore sur la route des citoyens en transit, sans parler du racket, de la corruption, de l’insécurité. En Afrique on met souvent la charrue avant les boeufs, on annonce en grande pompe et festoie autour, comme avec l’affaire du passeport africain, alors que d’innombrables écueils sont soigneusement planqués sous le tapis. Cela ne durera pas indéfiniment. Il va bien falloir, un jour, exhumer les problèmes et les traiter, si le continent veut se donner une chance de passer, enfin, à la vitesse supérieure et en finir définitivement avec le sous-développement endémique.