Il a bassiné son monde, dès le début et tout au long de toute son intervention, qu’il est «le seul qui soit élu», suivez son regard et qu’il n’a «aucun problème avec Youssef Chahed». Pour la 1ère, comme pour la 2ème assertion, le chef du gouvernement était pourtant l’absent-présent de la conférence de presse, tenue ce jeudi 8 novembre 2018 par le chef de l’Etat, Béji Caïed Essebssi (BCE), au palais de Carthage. Tout au long de cette conférence où il était entouré de tout son staff, politique et médiatique, on sentirait presque l’odeur de soufre du torchon qui brûle toujours entre BCE et son chef de gouvernement, dont il ne nie pas les qualités tout en mettant en doute sans le dire ses résultats à la pratique.
La répétition tout au long des 58 minutes des deux assertions, concernant son statut et ses relations avec le chef du gouvernement, en deviendrait presque compulsive, comme si le chef de l’Etat en doutait lui-même ou qu’il voulait affirmer des choses, dont il sait que personne ne croit.
- L’officiel et l’officieux de la conférence de presse
Officiellement, la conférence de presse a été tenue pour éclairer l’opinion publique sur les tenants et les aboutissants de la polémique, née sous césarienne, du dernier remaniement fait dans le gouvernement par Youssef Chahed. Il faut rappeler que si le chef de l’Etat s’est aujourd’hui simplement déclaré pas d’accord sur la manière dont il a été fait et le non-respect de certaines procédures qui l’aurait entaché, BCE avait toujours montré son refus, depuis la dernière réunion du conclave de «Carthage 2», de l’idée même d’un remaniement partiel et voulait un changement de gouvernement qui valide ou invalide politique et résultats du chef du nouveau gouvernement qu’il présenterait. Le tout, sur fond de dispute entre Youssef Chahed et Hafedh, le fils de BCE.
Le président commence par s’énerver contre un journal de la place qui le comparait à un Postier. Il ne le nommera pas, mais nommera un de ses plus grands journalistes, Feu Hédi Laabidi, pour que tout le monde reconnaisse la cible de son ire. Il se fera ensuite adepte de la théorie du complot, en voyant de ce qui s’était dit sur l’un des plateaux TV comme des préparatifs pour le destituer, en l’accusant de faute grave s’il ne recevait pas les nouveaux nommés par Youssef Chahed pour le serment, si l’ARP les adoubait. Le chef de l’Etat parlait manifestement de faiseurs d’opinion et non de journalistes.
- Séance de lavage du linge sale, en dehors de la famille
Il précisera ensuite ce qu’a dit sa porte-parole, en affirmant qu’il n’était pas d’accord sur la procédure suivie dans l’annonce du remaniement. Il indiquera ainsi avoir reçu le chef du gouvernement, à propos du remaniement, que Youssef Chahed lui a donné une première liste et qu’ils s’étaient séparés sur l’espoir d’étudier la question à son retour de Nouakchott. Et dans ce qui apparaitrait comme une séance de lavage du linge sale, hors de la famille, BCE fera ensuite le récit détaillé de ce qui s’est passé entre lui et le chef du gouvernement. «Le même jour vers 17 heures, il m’appelle pour m’annoncer sa décision de rendre public le remaniement. Comment ? Il y a péril en la demeure ou quoi, lui ai-je répondu. Il m’a dit que c’est comme ça. Je lui ai alors répondu que non, je ne marche pas. Je ne suis pas un bouton sur lequel on appuie pour que je m’exécute. Je dois voir cette question. Il s’est dit décidé et je lui ai demandé de m’envoyer la liste des nouveaux ministres. Je l’ai lue, c’est des gens que je ne connais pas, sauf 5 et 5 autres d’Ennahdha, car il ne suffit pas d’être barbu pour être d’Ennahdha et les autres, je ne les connais pas. Je lui ai redit qu’on en parlera à son retour de Mauritanie. Que ne fut grande ma surprise de le voir à la télévision, annoncer son remaniement en disant j’ai décidé cela. Je lui ai alors dit que je ne suis pas d’accord. Est-ce que je n’ai pas le droit de ne pas être d’accord ? Je voulais dire que je n’étais pas d’accord sur la démarche. Ils ont ensuite, contrairement à ce qui se fait d’habitude, envoyé la liste directement à l’ARP, sans passer par le chef de l’Etat et ça ne m’a pas plu». Un vrai film de «realpolitik».
Le chef de l’Etat relève ensuite [Ndlr : Il disait ça, il ne dit rien], en s’adossant à ce qu’auraient déballé des députés de Nidaa Tounes, sur l’erreur qui aurait été faite par Youssef Chahed, de ne pas étudier la question de la recréation du ministère de la Fonction publique en Conseil des ministres, avant de l’annoncer [Ndlr : Premier tiret de l’article 92 de la Constitution]. Il citera aussi le 5ème tiret du même article 94 qui indique que «le Chef du Gouvernement informe le Président de la République des décisions prises dans le cadre de ses compétences précitées». Informer, voudrait-il alors dire prendre son avis? Les lectures divergent!
Parsemant sa déclaration d’accusations, indirectes contre Chahed, de non-respect de la Constitution et de manque du sens de l’Etat, il démentira ensuite avoir envoyé une lettre à l’ARP qui porterait contestation du remaniement. «Ce qui s’est passé, c’est des gens qui s’y étaient opposés, comme il est de leur droit à l’ARP. Ils ont demandé la lettre qui m’avait été envoyée [Ndlr : Par Youssef Chahed] à ce propos et l’administration [Ndlr : de la présidence de la République] leur a envoyé cette lettre. Ça ne fait pas partie de mes fonctions, car je suis au-dessus de tout le monde», en faisant remarquer au passage que «ça, ce n’est pas bien, car le gouvernement de gestion des affaires courantes, qu’est devenu le gouvernement encore en place, ne saurait le faire». Manifestement donc, l’Administration de BCE, fait des choses dont il ne serait pas au courant. Mais ça, c’est du «Bajbouj» pur jus et ça passe !
- BCE rétropédale intelligemment, avec hauteur et laisse faire le jeune loup de la politique
Nonobstant le Vaudeville du tragi-comique, raconté ce matin par le chef de l’Etat, sans en évoquer l’origine première, force est de constater que BCE aura in fine bien su s’en tirer. Certains diront que le mentor aurait fini par céder devant le passage en force de son ex-poulain. D’autres diront que le chef de l’Etat se serait enfin ressaisi et aurait su sauver la face de la jeune démocratie tunisienne qui s’écharpait depuis 4 ans, sans vergogne en se payant le luxe de polémiquer sur le sexe des anges ou l’origine du pouvoir, dans un pays qui s’endette pour continuer à vivre sous perfusion des institutions financières internationales.
En effet, déjà à la 18ème minute de son speech devant presse, le chef de l’Etat tunisien annonçait que «ce n’est pas parce que je n’étais pas d’accord, car je n’étais pas en condition de le faire, que si l’ARP donnait son accord pour le nouveau gouvernement il ne prêtera pas serment devant moi ou je ne signerai pas leur décret. Je suis un chef d’Etat qui a des devoirs. J’ai le sens de l’Etat et les citoyens doivent savoir que l’Etat est là (…). Je suis au-dessus des partis et je suis là pour veiller au respect de la Constitution. Je n’accepterai pas que des choses me soient mises sur le dos, même en théorie, car je mets l’intérêt national au-dessus de tout. Rien de grave ne s’est passé en fait. Le chef du gouvernement, ou le gouvernement de l’ombre qui existe [Ndlr : Et Vlan !], veut changer le gouvernement. C’est normal et je ne peux que les aider. J’ai le sens de l’Etat et je n’entrerai pas dans les dédales des procédures, comme j’aurais pu le faire lorsqu’ils ont enlevé le ministère de l’Energie, c’est de la responsabilité de l’ARP. Et s’il lui donne sa confiance malgré moi, qu’il fasse son gouvernement», finit ainsi par dire Béji Caïed Essebssi, comme pour clore cette polémique politicienne et couper l’herbe sous les pieds de ceux qui attendraient qu’il monte plus au créneau contre Youssef Chahed.
Sa rancœur restera pourtant vivace contre lui, comme lorsqu’il dit que «il y a l’art et la manière de faire de la politique (…). Je n’ai pas de problème avec le chef du gouvernement», avant de se rebeller de tout son corps et de l’expression de son visage, pour ajouter que «en réalité, on n’est pas égaux et on n’a pas la même stature. Mais je veux l’aider et aider tous ceux qui lui succéderont».
On comprendra donc que, même s’il n’est pas d’accord, il ne s’opposera pas au nouveau gouvernement de Youssef Chahed. Ce dernier n’en aura donc plus qu’avec l’ARP et BCE ne s’y serait pas opposé. Il avale difficilement la pilule et recevra les nouveaux ministres et leur fera prêter serment et toute cette affaire se terminera !