En laissant de côté toutes les considérations géopolitiques et géostratégiques, en oubliant les luttes intestinales au coeur du pouvoir, appuyons-nous sur des réalités socio-anthropologiques, facteurs, bien plus profonds, et sources significatives d’un changement qui pointe son bout de nez.

1. Du nomadisme au modernisme : principe du déracinement mental

Que l’on soit arrivé à la ville récemment ou de longue date, à quelques très rares exceptions près, les Djiboutiens sont, à quelque degré que ce soit, les fruits de parcours migratoires. Historiquement, la culture locale, long fleuve jamais tranquille, est le nomadisme. Nos grands-parents ou arrières grands-parents ont été pour la plupart des nomades de ces régions désertiques de la corne d’Afrique. Citadins que nous sommes devenus depuis, influencés très intimement par cette identité culturelle, l’esprit nomade reste cependant très ancré dans notre quotidien et nous nous sommes partiellement adaptés aux codes et modes opératoires de la ville. L’on se trouve, donc, actuellement en période de transition, à mi chemin entre le nomade et le citadin : l’on est plus concrètement nomade mais pas encore totalement moderne.

Or, tout basculement d’une société, particulièrement le passage du nomadisme au modernisme, entraîne ce qu’on appelle, en sociologie anthropologique, le principe du déracinement mental, porteur, en réaction, d’une violence de transition par le brusque changement dans lequel s’effectue ce transfert. Les exemples sont légion et s’imposent à qui veut étayer cette hypothèse par l’histoire riche en enseignement. Le printemps arabe, cas d’école des articulations et des ressorts de la dynamique sociale, illustre parfaitement ce transfert d’une société paysanne vers une société moderne.

Que l’on veuille ou pas, il s’agit là, pour la société Djiboutienne, d’un processus préalable et obligatoire, avant que ne coagule dans ses veines l’esprit d’un véritable étatisme.

2. Société alphabétisée : politisation de masse

La société Djiboutienne est de plus en plus alphabétisée. Cette accélération de l’alphabétisation de la société et la dynamique qu’elle révèle ne peut être comprise indépendamment de la démographie galopante que connaît le pays. De cette alphabétisation de masse naît une société culturellement homogène et avec elle l’émergence d’un nouveau phénomène de taille : la politisation de masse qui est l’une des rétroactions la plus négative pour toute dictature.

Cette politisation de masse conduit la société à vouloir participer davantage à la vie politique du pays, et à n’en pas douter, tendanciellement vers une demande et une poussée à plus de justice et d’équité et donc, par ricochet, à plus de démocratie.

Ce qui explique, en grande partie, les plus de 3 000 dossiers déposés auprès du parti-état, le RPP, lors des dernières élections législatives de 2018 et la ruée vers l’opposition de pacotille à qui l’on a réservée 7 postes de députés. Ce qui explique, encore, que les discussions et débats des Djiboutiens sur Facebook ou dans les Mabraz ne portent que sur l’actualité politique.

3. Disparition de la classe moyenne : apparatchik contre peuple

L’examen de la structure des couches sociales à Djibouti montre la disparition de plus en plus fréquente de la classe moyenne spoliée par le système, lui-même. Cette strate manquante dans la société, jouant essentiellement, le rôle naturel de régulateur central, fragilise l’équilibre des blocs qui s’en trouve modifié et menace considérablement la cohésion sociale des Djiboutiens en clivant la société en deux : les apparatchiks et le peuple. Dans un pays comme le nôtre où les dirigeants politiques s’évertuent à bâtir des villas à leurs enfants, il n’est pas rare de rencontrer de jeunes diplômés précarisés trimant pour joindre les deux bouts et n’échappant pas à des situations de misères chroniques avec un fort sentiment d’exclusion économique.

Ainsi, l’époque met aux prises deux types de groupes sociaux : celui qui veut « en découdre » et celui qui veut « coudre ». Autrement, le peuple, dans sa grande majorité pauvre, contre les apparatchiks, sauvagement fortunés. Pour le premier, le maître mot est « changement », parce qu’il joue tout naturellement son rôle de vicariant afin de conquérir de nouveaux droits ou de reconquérir ce qu’il a perdu. Le second groupe, dans son rôle de prévaricateur, le maître mot est « statu quo » pour conserver, dans un réflexe de survie, tous les privilèges, qu’il tient pour quasi insacrifiables, obtenus au moyen d’une prévarication prédatrice.

Dès lors, s’installe entre ces deux groupes une conflictualité refusant toute conciliation et surtout sans médiation puisque les institutions étatiques ne visent plus à rétablir quelque justice que ce soit mais sont assujettis à la plèbe qui vit au-dessus des lois et dans l’impunité totale. Finalement, l’insolence de la plèbe est à la mesure du refoulement de la rancœur en gestation des plus démunis. C’est pourquoi toute réelle conciliation ne devient donc possible qu’à la seule condition qu’il y ait un changement. L’arrivée du Docteur Abiy Ahmed à la tête de l’Éthiopie en est la parfaite illustration.

4. Délitement institutionnel généralisé : tribalisation de la société

L’examen général sur l’administration et d’ailleurs sur toute institution publique montre que la République se trouve dans une position de « Failed State » – en français d’État défaillant ou encore d’État en échec -, indicateur contenant 12 variables, développé par le think tank américain FUND FOR PEACE. Ce délitement métastasé s’accélère à un rythme effroyable et est alimenté particulièrement par la prolifération de l’affairisme et du clientélisme nichée au cœur même du pouvoir.

D’ailleurs que peut faire la Cour des Comptes face à l’atmosphère d’opacité qui règne au plus haut sommet de l’État ? Que peut combattre la commission anti-corruption lorsque l’agencement des intérêts s’imbrique et s’entremêle au plus haut sommet de l’État ? Quelle indépendance dont peut jouir un juge lorsque la justice est en mode de clochardisation au plus haut sommet de l’État ? Quel crédit donner à l’autorité gouvernementale lorsque celle-ci brade les passeports et les papiers à coup de milliers de dollars ? Quel journaliste de la Nation peut tranquillement effectuer et produire un papier, aussi critique soit-il, fruit de son investigation ?

C’est pourquoi, les Djiboutiens, ne voyant plus le reflet des arcanes de l’État ou en terme sociologique « la conception représentationnelle » de l’État – théorie chère à M. Foucault -, accordent, dans un premier temps, peu de considérations aux institutions publiques, puis la notion d’État se déstructure dans leur conscience même pour finalement s’éclipser insensiblement de leur mentalité. C’est malheureusement tout le contraire de l’infra-idéologie des mentalités vis-à-vis de l’État développé par le philosophe Pierre Marcherey. Ainsi, le citoyen ne trouvant plus protection auprès de l’État trempe son pain par atavisme dans la tribu. La tribalisation érigeant, quant à elle, la division de la société en classes avec ses multiples effets pervers.

En conclusion, le peuple n’est pas sûr de sortir gagnant de ce changement désormais inévitable mais la plèbe est presque assurée de perdre parce qu’elle ne représente que le passé et non le futur. « La survie est désormais liée à une renaissance, le progrès à un dépassement, le développement à une métamorphose » écrivait Edgar Morin. Il est dorénavant nécessaire que les Djiboutiens arrivent à concilier dans un mouvement unidirectionnel ces trois perceptions du changement.

*Kadar Abdi Ibrahim est Chargé de la communication de la coalition d’opposition Djiboutienne USN (Union pour le Salut National) et membre du Comité Exécutif du MOuvement pour le DEveloppement et la Liberté (MoDeL).

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