Tunisie : BCE franchira-t-il le Rubicon de l’article 80 ?

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On aura beau détester et résister à l’idée de se retrouver de nouveau, après sept gouvernements divers et variés, obligés de tout refaire en matière de gouvernance du pays. Force est désormais de se rendre presqu’à l’évidence que le second gouvernement de la deuxième République n’a pas su faire ce qui lui avait été demandé, à savoir sauver le pays. Peut-être aussi n’aurait-il pu le faire ou même ne lui aurait-on pas donné toute latitude pour le faire. Toujours est-il que le pays navigue à vue depuis août 2016, se débattant dans les crises (enseignement secondaire et universitaire, santé, pétrole, phosphate…, jusqu’ici) et crisettes, en génération spontanée ou en petits plats froids mijotés sur feu doux, et auxquels le chef du gouvernement répondait, soit par des promesses qu’il ne savait comment tenir, soit par des mesurettes qui n’épanchaient la soif de personne. Mal entouré, mal conseillé, il commet des bourdes, tant politiques qu’économiques, engageant des guerres qu’il ne termine pas et livrant des batailles dont il ne contrôle parfois ni les tenants, ni les aboutissants et ne fait rien pour éviter les fissures de son gouvernement.

–        Remaniement, lame de fond dans le gouvernement ou simple congédiement ?

L’homme s’est certes démené comme un beau diable, sans pour autant arriver à tout mettre sur la table, ni à faire table rase de tout ce qui empêchait son action de porter ses fruits. Tout le monde s’accorde à dire, sans pour autant le dire publiquement, que le problème ne tient pas à la personne qui gouverne mais au système politique qui ne laisse personne gouverner. Samedi dernier, devant ses ouailles de la Fédération de l’agroalimentaire, du tourisme et de l’artisanat, Noureddine Taboubi faisait remarquer, en souriant, que «on ne sait plus qui gouverne en Tunisie. On ne sait plus qui  dirige. Lorsqu’il y a plusieurs capitaines, le bateau coule». Or, il est un des multiples timoniers qui empêchent celui qui a été choisi par l’ARP de gouverner. Tout comme cette dernière le fait toujours, la centrale syndicale devient un véritable acteur politique avec des exigences dans le choix des hommes et des politiques mises en œuvre. Changer de chef de gouvernement deviendrait ainsi une décision ridicule, presqu’une hérésie, tant que ne changera pas le système politique et, disons-le clairement, la Constitution qui a installé un tel système bâtard !

On ignore quelle mesure se préparerait, pour demain mardi, dans la réunion des signataires de l’Accord de Carthage que tous les observateurs attendent comme on attendrait le Messie. Dans les coulisses, on prête au chef de l’Etat, Béji Caïed Essebssi (BCE), l’intention de sévir contre le GUN (Gouvernement d’Union Nationale) et son chef. Cela pourrait signifier que BCE cède aux sirènes de l’UGTT. Mais cela pourrait aussi dire que Taboubi serait au parfum. C’est en effet un secret de polichinelle que de dire que les relations Chahed-BCE ne sont pas au beau fixe malgré les amabilités et le politiquement correct qui ont toujours caractérisé les audiences du chef de l’Etat avec le chef du gouvernement.

Taboubi avait commencé par demander un simple remaniement ministériel et il avait été rabroué par le chef du gouvernement. Il demande désormais un nouveau chef de gouvernement. Il y a quelques jours devant ses autres ouailles de l’UR de l’UGTT de Tunis, il démontait le bilan de Youssef Chahed. «Vous avez des droits, mais aussi des devoirs, qui sont de veiller sur le pays dont vous assurez le pouvoir exécutif. Le bon politicien est redevable de bons chiffres et lorsque nous regardons les vôtres, on se rend compte qu’ils sont mauvais». On croit ainsi savoir que l’UGTT irait mardi à la réunion des signataires de l’accord de Carthage, précisément avec cette demande ou au moins quelques têtes à lui donner en offrande.

Et si les signataires de l’accord de Carthage décidaient mardi de changer de gouvernement, il nous semble bon de nous demander ce que pourrait faire un nouveau gouvernement, s’il est laissé dans la même position d’incapacité à gouverner ? Tiraillé entre les signataires eux-mêmes, dont l’UGTT, les partis de l’opposition et l’ARP qui est et sera le véritable frein à l’action de n’importe lequel des gouvernements qui ne ferait pas ce que voudraient ses députés, et ils sont tellement opposés les uns aux autres qu’ils ne s’entendront jamais, le prochain chef de gouvernement tombera dans le même travers et dans le même piège !

–        Pourquoi pas un recours au 80 ?

Bien avant Taboubi, lorsqu’il se demandait qui gouverne en Tunisie, Iyadh Ben Achour, ancien président de l’ancienne Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, avait un jour, mais de manière plus directe, appelé à réviser la Constitution de 2014. L’idée a par la suite été reprise, au détour d’une déclaration de BCE, mais cela demandera certainement du temps. En attendant, certains constitutionnalistes évoquent une autre possibilité constitutionnelle qui pourrait redonner, même pour un temps, la possibilité au gouvernement de gouverner par ordonnances. Il semblerait même, selon des sources généralement bien informées, que le chef de l’Etat tunisien penserait y avoir recours. Cette possibilité est en effet donnée à travers l’article 80 de l’actuelle Constitution.

Le chef de l’Etat pourrait ainsi annoncer «l’état d’exception» et prendrait les mesures qui pourraient permettre à tout chef de gouvernement, quel qu’il soit, de mettre à exécution, dans les plus brefs délais, les priorités de l’Accord de Carthage.

Il est vrai qu’il y a, depuis quelques semaines, péril imminent menaçant la stabilité du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et de ses institutions, politiques et économiques. Tous les équilibres et les fondamentaux financiers de l’Etat sont menacés par les grèves, les sit-in et les arrêts de travail. La dette a atteint des plafonds inédits et bouffe plus de 70 % du PIB et la conjoncture locale rend plus difficile, très difficile, le recours à d’autres crédits, qui plus est, ne serviraient que des salaires toujours plus importants et les devises ne représentent qu’un peu plus de 2 mois d’importations en produits essentiels. Créanciers et bailleurs de fonds demandent des réformes que l’ARP bloque ou ralentit. La classe politique ne s’entend sur rien et sur personne pour diriger un pays devenu ingouvernable et s’enlise chaque année davantage dans le bourbier d’un consensus qui ne laisse rien se faire et s’habitue depuis 2011 à changer tous les 18 mois de gouvernement. Des gouvernements qui ne peuvent rien tenir de leurs promesses, mettant en danger tout un peuple par l’instabilité politique récurrente. Y a-t-il plus grand péril que cela, Monsieur le chef de l’Etat ?

Khaled Boumiza

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