Après une analyse approfondie de l’évolution des agrégats monétaires et des données macroéconomiques, ainsi que des indicateurs avancés de la conjoncture nationale, le Conseil d’Administration de la BCT (Banque centrale de Tunisie) en réunion périodique le 5 mars 2018 a décidé d’augmenter le taux directeur de la BCT de 75 points de base le portant ainsi de 5% à 5,75% l’an.
L’annonce est intervenue le même jour que la publication par l’INS du nouveau chiffre de l’inflation en Tunisie. En février 2018, l’inflation augmentait de 0,2 points, dépassant pour la première fois depuis décembre 2016 le seuil de 7% pour atteindre 7,1 %. Un seuil qui semble avoir inquiété le nouveau gouverneur, dont beaucoup attendaient au contraire une politique monétaire plus expansionniste. Ce qu’aurait découvert Marouane Abassi sur la réalité des fondamentaux économiques de la Tunisie semble en tout cas l’avoir tellement inquiété quant aux perspectives de l’impact sur le pouvoir d’achat et de l’inflation galopante, qu’il décide même de frapper très fort.

On savait que l’ancien Gouverneur Chedli Ayari prévoyait depuis janvier dernier déjà d’augmenter le taux directeur et on s’attendait à une hausse de 25 à un maximum de 50 points de base. Son successeur ira plus loin et plus fort, vers 75 nouveaux points de base d’un seul trait.

  •  Le remède de cheval d’Abassi

A la BCT, on explique que cette action «est décidée pour faire face à des risques réels d’une poursuite de l’inflation en 2018, ayant déjà atteint 7,1% au mois de février contre 4,6% au même mois de l’année 2017 et 5,3% en moyenne en 2017 (…), en relation principalement avec la forte progression de l’indice des prix à la consommation (IPC) en janvier 2018 de 1,1% (contre 0,4% en décembre 2017)».

Et le communiqué du CA de la BCT de rappeler que «en prévision de cette accélération de l’inflation, le Conseil d’Administration a déjà décidé à fin décembre 2017 d’élargir le corridor à 100 points de base de part et d’autre du taux directeur de la BCT, donnant lieu à un taux de facilité de prêt marginal de 6%. Suite à cette action significative sur le corridor, le TMM a augmenté à 5,61% au mois février 2018, ce qui appelle un ajustement du taux directeur en vue d’assurer une cohérence des taux sur le marché monétaire».

Le conseil d’administration de la BCT explique aussi que «un certain nombre d’indicateurs conjoncturels avancés, en particulier l’envolée probable des prix internationaux des produits de base et surtout de l’énergie, prédisent des pressions inflationnistes supplémentaires au cours de la période à venir». Le décor était ainsi planté, pour une institution dont la mission principale est de préserver le pouvoir d’achat des citoyens et de «favoriser les conditions d’une croissance saine dont les prémices commencent à se dessiner en ce début 2018».

C’est par tout cela que la BCT motive une «action proactive par le resserrement de la politique monétaire en se basant sur le taux d’intérêt en tant qu’instrument privilégié pour une meilleure allocation des ressources financières».

Réagissant à chaud sur les réseaux sociaux, le commissaire aux comptes Walid Ben Salah fait remarquer que «le communiqué de la BCT ne précise pas si le corridor à 100 points de base décidé en décembre 2017 est maintenu ou non. S’il est maintenu, le TMM pourrait grimper à plus de 6,5% dans les prochains mois». Et la BCT de répondre, de manière certes non officielle, que «s’il n’y a pas de mention contraire, il est maintenu… mais les 100 pts sont une limite, tout dépendra de la demande sur le crédit». Les dés sont ainsi jetés et l’impact de cette hausse de 75 points de base devrait être total.

  • Ça fait mal et ce n’est pas bon pour les banques

«75 points de base, plus le maintien du corridor de 100 points de base, c’est trop et ça fait mal», estime le spécialiste de salle de change de l’Amen Bank, Hatem Zaara, qui croit expliquer cette 1ère décision après seulement 10 jours à la BCT par le fait que le nouveau dirigeant de l’institution est effrayé par la mauvaise situation économique dont Marouane Abassi aurait pris connaissance de visu. «Je pense que les anticipations n’évoquaient certainement pas un aplatissement de l’inflation dans les prochains mois. Le taux d’enfer est devenu de 6,75 % et le coût du crédit pour les banques, en levée de ressources, va être exorbitant. Cela frappe directement la marge d’intermédiation et ça remet en cause tout le business modèle des banques tunisiennes, uniquement basé sur l’activité de crédit».

Pour l’expert de l’Amen Bank, «ce n’est pas une bonne chose. C’est une décision pour limiter l’accès au crédit à la consommation qui est aujourd’hui une manne pour les banques et il n’est pas exclu qu’on revienne prochainement aux restrictions en matière de crédit à la consommation. Il faut néanmoins dire qu’une telle décision anticipative se veut aussi correctrice des erreurs de politique monétaire des derniers mois». Et Zaara de conclure, amèrement, que «la BCT a joué son rôle, de gardien de l’inflation, mais la mesure est douloureuse. Elle a certainement des arguments très défendables, pour agir de cette manière forte, mais le Gouverneur devrait s’en expliquer publiquement». Cela, selon nos informations, ne saurait tarder.

  • La politique budgétaire actuelle ne donnait aucune marge de manœuvre !

Comme Zaara, l’expert Achraf Ayadi, expert bancaire et financier résident à Paris, estimait au micro d’Africanmanager que «c’est très probablement une mesure pour ancrer les anticipations, dans un contexte d’inflation forte, voir en accélération. Cependant, l’impact potentiel sur le TMM pourrait rendre les mensualités des emprunteurs particuliers plus onéreuses lorsque les crédits ont été contractés à taux variable. Le financement de la trésorerie des entreprises devient plus cher aussi, ce qui ne manquerait pas d’agripper les projets d’investissement et de pousser les chefs d’entreprises organisés vers l’informel. Il est indispensable de maîtriser notre politique budgétaire et d’avancer plus vite dans l’effort de réformes. La politique monétaire menée par la BCT ne peut pas à elle seule proposer des solutions à tous les problèmes. Il faut assainir l’environnement des affaires, faire revenir la confiance et montrer des résultats tangibles pour les citoyens comme pour les bailleurs de fonds internationaux dont nous dépendons désormais, avec le niveau de devises alarmant qu’est le nôtre. La politique budgétaire actuelle ne donne aucune marge de manœuvre à la politique monétaire».

Pour le DG de la BVMT, Bilel Sahnoun, «si ça limite à surpayer le taux de refinancement des banques auprès de la BCT, cela va certainement réduire l’appétit des banques pour les BTA. Si ça se traduit par un renchérissement du TMM, cela va rendre le crédit plus cher, impacter la consommation et maitriser un peu l’inflation, mais par ricochet réduire aussi l’accès des investisseurs au crédit. Sur la bourse, cela pourrait avoir un impact positif sur le bilan des banques, un secteur qui représente 50 % de la Capitalisation boursière, dont les marges d’intermédiation s’amélioreront. Cela renforcera aussi la concurrence des produits monétaires par rapport au placement sur le marché boursier, avec un effet d’éviction des investisseurs en bourse vers les placements monétaires». Mais peut-être parlait-il en méconnaissance de l’information du maintien du fameux corridor qui, au contraire, érode les marges des banques, selon d’autres analystes. De son côté, le président de la BVMT,

Mourad Ben Chaabane estime, que «une telle décision devrait alléger la pression sur les marges d’intérêts des banques. En termes de retombées boursières, nous pensons que cette hausse aura un effet indirect, avec une orientation des investisseurs encore plus vers les valeurs bancaires notamment, et qui représentent plus de 50% de la capitalisation boursière totale. Normalement chaque relèvement de taux impliquerait une baisse au niveau des actions mais en Tunisie vu la faible dynamique du marché obligataire et notamment secondaire, les investisseurs tunisiens ne font pas cet arbitrage».

  •  Tout sauf l’inflation !

Pour l’homme d’affaire Badreddine Ouali qui disait il y a quelques semaines que la BCT est une prison, «le gouverneur a annoncé la couleur au Parlement. Deux priorités : la balance des paiements (la balle est dans le camp du ministre du Commerce) et l’inflation et là c’est la BCT. D’où la décision logique d’augmenter le taux directeur. C’est indispensable pour le Tunisien qui va faire ses courses et pour qui le coût de la vie flambe. L’inflation est le pire mal que peut connaître une économie. Mais sans une action vigoureuse sur le commerce extérieur, on restera dans la merde ». Et lorsqu’on lui demande si ce qu’il pense est valable même si le coût élevé de l’argent impacte l’investissement et donc la création de l’emploi, l’investisseur qui vient tout récemment de racheter une entreprise anglaise rétorque sans ambages que «C’est vrai. Mais tout sauf l’inflation»

Reste à remarquer que cette nouvelle, mais attendue, mesure monétaire intervient alors que des équipes d’agences de notations internationales sont à Tunis en prévision de la prochaine sortie sur le marché international pour une nouvelle dette. Elle intervient aussi alors que le niveau des réserves en devises chutait à 80 jours et que la Tunisie attend avec fébrilité le déblocage de la 3ème tranche du crédit du FMI. Un lien à faire ?

Khaled Boumiza

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