Manifestement vaincu par la résistance des Tunisiens à l’autre «deal du siècle» qu’il était venu faire signer en Tunisie pour mettre à plat l’agriculture et asservir le secteur des services, l’ambassadeur de l’Union Européenne à Tunis, Patrice Bergamini, a fini par en parler. C’est chez le journal Le Monde, pour une fois en lecture non-payante sur son site internet, que l’ambassadeur s’est livré. Les Tunisiens n’ont retenu de sa très longue interview que les quelques lignes où il reprenait un rapport, publié en octobre 2014 par la Banque Mondiale sous le titre «la révolution inachevée», et indiquant déjà que «les lobbies s’opposeront à tout changement».
- Une incitation à la rébellion contre le capital tunisien ?
«Si l’on doit aider la transition économique, la forcer, la pousser, c’est parce qu’il y a des positions d’entente, de monopoles. Certains groupes familiaux n’ont pas intérêt à ce que de jeunes opérateurs tunisiens s’expriment et percent». Une manière, politiquement incorrecte, de monter la jeunesse tunisienne contre son élite économique. On croirait presque que le Marseillais aurait été piqué par le frelon de la Révolution tunisienne et appellerait à une reprise de la Bastille. L’ambassadeur se serait-il converti à la gauche frontiste ou au radicalisme CPRiste ?
Mais une déclaration qui ne poussait pas le courage jusqu’à nommer les groupes familiaux incriminés, noyant sa révélation dans un flou artistique qui lui attire tout de même les bons points d’une certaine presse et de certains politiciens tunisiens. Pourquoi l’ambassadeur ne nommerait-il pas ces groupes et ne révèlerait-il pas aux Tunisiens avec quels autres groupes familiaux, de France et de Navarre, ils seraient arrivés à tout contrôler ? On découvrirait aussi les relations, financières et politiques, de ces grands groupes familiaux. Viserait-il les grands groupes qui investissent ? Et si tout cela lui semblerait un peu louche et que ses informations sont justes, pourquoi n’irait-il pas en parler avec Chawki Tabib ?
De qui parlait Bergamini, en parlant de «positions monopolistiques» ? En lien avec l’agriculture, objet de l’ALECA, pointerait-il des industriels de l’huile ou ceux du lait ? Pourquoi ne citerait-il pas des noms et préfère pêcher en eaux troubles par le flou des paroles ? Craindrait-il l’ingérence, alors que son Europe le fait déjà en liant les aides à l’application des principes d’une démocratie à l’occidentale dans un pays à spécificités culturelles ?
- Une 1ère contrevérité
Peut-être perdant pied sur le dossier de l’ALECA qui lui tient particulièrement à cœur. Peut-être désespéré de ne pouvoir obliger les Tunisiens à signer les accords de l’ALECA, sans leurs donner les moyens de mettre à jour leur agriculture et de la financer comme le fait l’UE pour l’agriculture des siens. Peut-être aussi, désespéré aussi de ne pouvoir convaincre les Tunisiens d’ouvrir leurs secteurs des services aux Européens, sans donner aux Tunisiens la liberté de circulation dans l’espace européen, l’ambassadeur Bergamini a depuis quelque temps recours aux pratiques des mauvais amis, qui t’aident financièrement, mais te le rappellent chaque jour pour t’asservir. C’est pourtant loin d’être de la simple charité, mais presque toujours des crédits et parfois, comme l’avoue le chercheur de l’IRIS, conditionnés !
«Le pari de l’Union européenne, surtout en cette année électorale, c’est de veiller à ce que la Tunisie soit la mieux équipée possible (…). C’est pour cela que l’Europe met autant d’argent sur la table : 300 millions d’euros par an – dons, coopérations… – sur la période 2016-2020. C’est énorme. La Tunisie est, par habitant, le pays au monde le plus soutenu par les Européens», disait-il encore au journal Le Monde. Sur 4 ans donc, l’aide européenne, sous formes diverses, aurait été de 1,2 Milliard d’euros, contre 4 milliards d’euros PAR AN et PAR PAYS pour les pays européens qui seront concernés par l’ALECA et pour lesquels la Tunisie devra ouvrir complètement tous ses marchés.
En effet, «en matière de fonds structurels qui sont un levier incontournable pour la réduction des inégalités en Europe, c’est un total, pour la période 2014-2020, de 451 milliards d’euros qui sont répartis entre les 28 Etats membres de l’UE dans le cadre de la politique de cohésion». C’est ce que disent les chiffres mêmes de l’UE selon le site «Toute l’Europe». Cela fait 16,1 Milliards d’euros par pays, ou 4 Milliards d’euros par an. Le plus petit des pays européens, Chypre, recevait en 2018 l’équivalent de 1.000 euros par habitant, la Tunisie n’en recevait que 25 par tête d’habitant. Il n’y a pas de quoi se vanter, ni de quoi exiger la signature d’un marché de dupes. Cela, à moins que l’ambassadeur de l’Europe n’use de ce rappel des aides versées, comme d’un levier de pression.
Déjà, en janvier 2011, Didier Billon s’inquiétait du changement de cap de la Tunisie, en matière de coopération économique, de son orientation vers les pays africains et la Chine. «Si la prochaine équipe gouvernementale change radicalement, elle pourrait mettre de la distance avec l’UE et recentrer ses relations économiques avec le monde arabe et sub-saharien. Cependant il lui parait peu probable qu’une rupture brutale ait lieu entre les deux rives de la Méditerranée. Il ajoute qu’il va falloir que le versement des aides soit conditionné au respect des valeurs démocratiques, sans pour autant s’ingérer dans les affaires intérieures du pays. C’est cette conditionnalité qui, selon lui, a fait gravement défaut dans les relations poussées entre l’Union européenne et la Tunisie». C’est ce qu’on pouvait lire sur le site «Toute l’Europe» lequel parlait de l’interview de Billon, qui est directeur adjoint de l’IRIS
- Une 2ème contrevérité
Dans sa défense acharnée de l’accord de l’ALECA, Patrice Bergamini en résume l’avantage pour les Tunisiens eux-mêmes, comme un moyen d’apporter la «libre concurrence, loyale et transparente, (…) d’abord entre opérateurs tunisiens». C’est pourtant essentiellement de l’extérieur et de l’Europe précisément que proviendra la concurrence. Elle sera en plus déloyale, les moyens financiers et les aides n’étant pas équivalentes des deux bords de la Méditerranée. L’ambassadeur parle de l’accord de l’ALECA, comme d’un « accord malheureusement mal nommé. Plutôt que de libre-échange, il faudrait parler d’accord d’arrimage économique, d’intégration économique». Le verbe arrimer signifie pourtant «fixer deux choses l’une à l’autre», caler l’économie tunisienne sur celles de l’Europe, mais sous des conditions et avec des capacités de concurrence complètement différentes, car aussi et surtout financièrement différentes et ce n’est pas avec 300 M€ par an, et le reste en crédits divers, que la balance sera équilibrée pour un arrimage réussi. Arrimer une petite felouque à un gros bateau reviendrait à l’avaler et ne lui donner aucune chance.
Bergamini explique, à sa manière, «rien ne sera imposé : la Tunisie choisit à la fois quels secteurs sont concernés – dans l’agriculture, les services, etc. – et à quel rythme, selon quel étalement dans le temps… C’est vraiment à la Tunisie de décider le «quand et quoi», mais le «quand et quoi» en fonction d’arguments de rationalité économique, qui lui permettront par exemple de dépendre moins des bailleurs de fonds internationaux». Ce qu’il ne dit pas c’est que cela avait déjà été fait depuis 1995 sous l’accord de libre-échange et que les deux gros morceaux qui avaient alors été laissés en suspens, par le choix du régime de l’époque, sont l’agriculture et les services, principaux objets de l’ALECA justement et les deux secteurs où Bergamini fait pression. Etait-ce fortuit de parler des dangers de la Libye, où pourtant la responsabilité de la France est indéniable, du danger algérien ou encore du danger sécuritaire de la région du Sahel, où la France est aussi militairement engagée ?
- Le faux exemple de l’huile
Interrogé sur les «monopoles qui freinent», Bergamini cite l’exemple d’une offre de la Commission Européenne d’octroyer un quota additionnel de 30.000 tonnes d’huile d’olive en bouteilles, que des grossistes spéculateurs tunisiens auraient entravé. Le sujet avait été évoqué et Africanmanager s’en était fait l’écho, par la chambre syndicale des industriels de l’huile. Ces derniers ont alors expliqué que c’est l’Italie, pays européen, qui avait fait pression pour faire capoter l’offre de Jean Claude Junker. L’Italie ne voulait de l’huile d’olive tunisienne qu’en vrac pour la conditionner sous des marques italiennes. La représentante de l’ambassade d’Italie en Tunisie avait même essayé d’intimider les journalistes présents, pour ne pas rapporter les propos des industriels tunisiens de l’huile. Lors de ce séminaire aussi, les Tunisiens avaient aussi relaté les difficultés rencontrées en Italie, pour écouler l’huile d’olive tunisienne, pourtant internationalement primée, en Italie et en Europe, sous la pression de l’Italie.
Bon communicateur, l’ambassadeur Bergamini avait débuté son interview par une des rares vérités qu’on y retrouvera. «En 2020, la direction politique de ce pays aura encore moins le choix et moins le temps qu’en 2014 ou en 2016. Quelles que soient leurs obédiences politiques, les vainqueurs des prochaines élections législatives et présidentielles seront placés face à un choix : soit ils comprennent qu’il faut faire évoluer un modèle économique (…) soit ils ne le comprennent pas et dans ce dernier cas, oui, il y aura une inquiétude». On aurait pourtant aimé qu’il poussât son interventionnisme dans la politique tunisienne, où il semble clairement orienter l’opinion vers une destruction du capital national, jusqu’à surtout avertir les politiciens tunisiens du danger de ne pas prioriser l’économique sur le politique. Ils trouveront tous seuls le bon modèle économique à mettre en place.
chacun refend son parti cette réplique ,elle aussi lance un écran de fumée pour refendre les lobbys dévoiles.