Ce qui pose problème avec le cas Nabil Karoui, c’est que ses adversaires politiques directs – pas besoin de les nommer – ont tenté, quoi qu’ils disent, de profiter des amendements de la loi électorale pour le liquider. Il doit sa survie au véto du défunt chef de l’Etat, Béji Caïd Essebsi. Et il est très probable que si ce dernier était encore en vie, cette arrestation à 10 jours de la campagne électorale aurait provoqué encore plus de tollé, et peut-être même qu’elle n’aurait pas eu lieu. Les citoyens ont le droit de se poser des questions, et ont droit à des réponses, surtout depuis l’étrange sortie de Rached Ghannouchi. Après tout on est en démocratie, ou à tout le moins on s’y essaye, alors toutes les questions sont légitimes. Par ailleurs, Karoui n’est pas seul, il a des partisans, et pas peu. Il n’était pas le mieux placé pour rafler la présidentielle – dans tous les derniers sondages – pour rien. Bon, on pourra toujours épiloguer sur ses pratiques, ses méthodes, son populisme, la manière avec laquelle il a engrangé cette popularité, mais s’il doit être combattu et éliminé, ça doit se faire sur le terrain des idées, des programmes, uniquement. S’il y a des partisans du chef du gouvernement, Youssef Chahed, qui pensent qu’il a quelque chose à gagner dans cette interpellation spectaculaire, sur un péage d’autoroute, comme dans un polar américain, un mauvais polar, ils se trompent lourdement. Et ce n’est pas la seule source d’inquiétude pour Chahed…
Quitte ou double
Loin de nous l’idée de défendre le fait qu’il faille l’absoudre de ses turpitudes, si turpitudes il y a. Après tout pour beaucoup de citoyens, la majorité peut-être, si on a affaire à un fraudeur du fisc et un pro du blanchiment d’argent – ça reste à démontrer, je précise -, il vaut mieux qu’il soit stoppé avant l’élection, pour le bien et l’image de la Tunisie. Vous imaginez le tableau si le président de la République devait sursoir ses activités, nationales et internationales, pour répondre à la convocation des juges dans des dossiers aussi explosifs, ou si la justice devait attendre la fin de son mandat – 5 ans ! – pour l’interroger. Mais tout cela ne justifie en rien une instrumentalisation de la justice pour le flinguer. Attention, c’est une ligne rouge ! Dans cette affaire Chahed a grand intérêt, politiquement, à apporter la preuve qu’il n’a pas trempé, de près ou de loin, dans cette accélération phénoménale du dossier judiciaire de Karoui alors que les plaintes courent depuis 2017…
Le ministre de la Justice a d’ailleurs bien évalué la dangerosité de la situation, dans cette période pré-électorale et fait ce qu’il faut, dit-il, pour s’assurer que tout ce qui a été fait avant et pendant cette arrestation est tout ce qu’il y a de plus réglo légalement. Les conclusions de son enquête sont de la plus haute importance pour le chef du gouvernement. Si la procédure est «nickel» et qu’il est établi qu’il y avait urgence à arrêter cet «affreux voyou» dont parle I Watch, les citoyens-électeurs arriveront à digérer cette affaire et à passer à autre chose. Après tout ils en ont vu bien d’autres depuis le 14 janvier 2011 et rien jusqu’ici ne les a empêchés de squatter les cafés et salons de thé, d’aller au stade, au Festival de Carthage, etc. Mais s’il y a une once de preuve sur l’utilisation de la justice pour abattre le «favori» de la présidentielle, ce serait désastreux politiquement pour Chahed. Le bataillon de Karoui pourrait alors soit s’abstenir au prochain scrutin, soit se rabattre massivement sur le concurrent direct du chef du gouvernement, son ministre de la Défense, Abdelkrim Zbidi. Ce dernier aura entre temps claironné partout qu’il vient nous apporter la République de la probité morale, la République exemplaire et vertueuse, celle qui ne manipule pas la justice pour éliminer un adversaire politique, entre autres promesses…
C’est très embêtant…
L’arrestation de Karoui est venue clore le malheureux épisode des nationalités de nos candidats. Une affaire que le chef du gouvernement a sorti de son chapeau pour égayer une campagne électorale qui ne manquait pourtant pas de coups, de pseudo annonces et autres tristes spectacles. Alors qu’il n’est pas fait obligation aux candidats de se séparer de leur deuxième nationalité, Chahed a voulu frapper fort en annonçant qu’il n’a pas attendu d’être choisi par les électeurs pour prendre la place de feu Essebsi, lui a fait le sacrifice suprême avant même de savoir quel sort lui réserve l’élection. Alors que tous les autres – Mehdi Jomaa, Hechmi Hamdi, Elyes Fakhfakh et peut-être Saïdi Aïdi – temporisent. L’annonce était censée produire son effet, électoralement parlant, la nationalité française étant le graal pour un paquet de citoyens, et pas seulement les plus faibles socialement. La Tunisie en est là, hélas. A la limite ça aurait pu marcher si cette affaire n’était pas de la mystification, de l’enfumage, de la poudre aux yeux, Chahed pouvant facilement récupérer la nationalité à laquelle il a renoncé.
Les citoyens ne descendent plus dans la rue, ne manifestent plus, et beaucoup d’entre eux ont perdu jusque dans leur capacité à s’indigner, mais certains gardent les écarts de nos hommes et femmes politiques dans un coin de leur tête et pourraient très bien s’en rappeler le jour du vote et le faire payer aux candidats. Ils pourraient faire payer à Chahed cette triste comédie autour de son pseudo-retrait de la Kasbah, pour laisser Kamel Morjane manoeuvrer le temps de la campagne électorale. Il est vrai que le niveau de culture politique est proche de zéro chez beaucoup de citoyens, et c’est normal, tout cela est tellement récent. Mais tenter de faire croire aux Tunisiens que confier les rênes au président du Conseil national de son propre parti, Tahya Tounes, est une rupture nette avec les affaires du pays c’est infantiliser les citoyens, les prendre pour des idiots et c’est prendre un gros risque politique.
Il est vrai que rien dans les faits, constitutionnellement parlant, n’oblige Chahed à quitter la Kasbah avant l’élection. Les arguments de ses détracteurs sont purement politiques. Mais le chef du gouvernement a un gros problème : il a une faiblesse congénitale du fait qu’il ne tire pas sa légitimité des citoyens à travers un vote direct. Puisqu’il a été fabriqué et installé par Essebsi, ses problèmes ont commencé quand ce dernier s’est mis en tête de le téléguider et quand son fils a voulu lui imposer ses choix. Cette guerre vient d’être relancée et va monter en intensité durant la campagne électorale. Le chef du gouvernement serait en bien meilleure s’il avait le suffrage direct des citoyens-électeurs, et c’est ce qu’il va chercher le 15 septembre 2019, avec les risques que l’on sait s’il se loupe…